Psi . le temps du non
George Ralli

Vladimir Jankelevitch, résistant

Ce traître avait raison : les Français d'aujourd'hui ont la mémoire courte. Encore, au lieu de les vitupérer eut-il dû les féliciter et s'en féliciter, puisque faute de mémoire, ils ont pu admettre que trahir sa patrie est un acte vertueux et méritoire. Mais la position plus ou moins favorable d'un Pétain par rapport à la défaillance d'une faculté mentale de la nation française est de peu d'intérêt. Ce qui nous frappe ici, c'est que, pour en tirer quelque conclusion que ce soit, il ait mis le doigt sur une chose aussi capitale que la mémoire. Qu'il ait senti que tout se passe là. L'HOMME est avant tout mémoire.... L'écourtement de la mémoire, c'est la mort.


Jean Cassou

La mémoire courte

Cette réflexion que Jean Cassou faisait à la fin de la guerre nous concerne encore. Aussi nous a-t-elle incité à sortir de l'oubli un pamphlet écrit par Vladimir Jankelevitch sous le pseudonyme d'André Dumez, et intitulé Psycho-analyse de l'antisémitisme. Il figure dans une brochure, Le mensonge raciste, publiée en 1943 par le Mouvement National Contre le Racisme, avec la participation d'Etienne Borne (catholique) et du doyen D. Faucher (protes-tant). Avant d'examiner les idées que Vladimir Jankelevitch développe, il semble nécessaire d'évoquer le contexte historique dans lequel cet écrit a pris naissance.

L'année 1943, qui nous intéresse ici, est celle où la France résistante sort d'une action passionnée mais désordonnée. A cette date, la Résistance intérieure et la France Libre ont coordonné leurs politiques et cette jonction impose aux mouvements de résistance intérieure une organisation structurée à tendance centralisatrice. Le BCRA (Bureau Central de Renseignements et d'Action, fondé en 1942) rattaché à l'état-major particulier du général de Gaulle) avait poussé énergiquement à cette unification. C'est en grande partie grâce à lui que fut aidée militairement et financièrement la résistance inté-rieure des Français, dont les nombreux groupes résistants n'avaient pas at-tendu l'intervention pour se constituer et engager la lutte.

La progression de la résistance intérieure jusqu'en 1943, bien loin d'être ascendante, procède par à-coups, avec trois accélérations importantes : l'entrée dans la lutte armée par le Parti Communiste, les mutations politiques du régime de Vichy en 1942, et l'apparition des maquis en 1943.

Cette entrée sans réserve des communistes dans la résistance posa le problème de l'action de terrain contre les occupants et modifia à leur avan-tage, grâce au retentissement de leurs coups de main, le rapport des forces dans la résistance intérieure.

Le début de cette action de terrain se place le 22 août 1941 à la station Barbès Rochechouart : l'aspirant de marine Alfonse Moser était tué par un commando dirigé par Pierre Georges - le futur Colonel Fabien, un ancien des Brigades Internationales de la Guerre d'Espagne. Avant l'entrée en guerre de l'Union soviétique, les jeunes communistes inauguraient une forme de lutte armée qui allait susciter des prises d'otages et leur exécution par les nazis pendant l'Occupation. C'est en octobre 1941 que l'opinion française en prit connaissance : en quarante-huit heures, 98 otages étaient fusillés, dont 27 à Chateaubriant (22 et 23 octobre).

Officier de renseignements, l'historien anglais M.D.R. FOOT (professeur à Oxford), écrira plus tard dans S.O.E. in France (Special Operations Execu-tive) que c'était là une politique coûteuse et dépourvue de sens pratique. Mais il ajoute : "Cependant, les représailles ont aidé la Résistance plus qu'elles ne l'ont enrayée. Bien des gens font partir le début d'une authentique résistance gagnant la nation entière, d'octobre 1941"

Des responsables d'autres mouvements critiquèrent l'action du Parti Communiste. La politique du parti ne changea pas et le 28 mars 1942 nais-saient les FTP, branche armée du parti. Ils s'appuyèrent sur l'action politique de lutte pour l'indépendance de la France du Front National, créé en mai 1941  [i], qui ne lançait aucune exclusive ni religieuse, ni politique, ni littéraire. Une telle activité dans tous les domaines provoqua un phénomène de rejet de la part de plusieurs mouvements et en particulier à COMBAT. Il était à craindre qu'une poussée aussi envahissante n'entraînât des affrontements et des conflits comme en témoigne l'exemple d'un certain nombre de pays occupés, notamment en Grèce et en Yougoslavie.

C'est en zone sud que le Front National rencontra le plus d'opposition. Le mythe de Pétain abusa beaucoup de patriotes qui partagèrent son hostilité envers les communistes. Le capitaine Henri Frenay, principal responsable de COMBAT, fondé fin mai 1941, refusa de s'allier avec le Front National .Il ne faut pas s'en étonner car Frenay, en février 1942, avec l'accord de son Comité directeur, était entré en relation avec Pucheu, ministre de l'intérieur de Vichy, trafiquant d'otages. En octobre 1941, au moment des exécutions en représail-les du meurtre de l'aspirant Moser, Pucheu avait désigné, sur la liste des otages, les communistes "les plus dangereux" internés à Chateaubriant, pour remplacer des anciens combattants.

Mais la situation politique se modifie rapidement. Le retour de Laval le 18 avril 1942 et son appel du 22 juin 1942, dans lequel il annonce la relève et souhaite la victoire de l'Allemagne, amenèrent les hésitants et les hommes de droite restés patriotes, à prendre une position sans équivoque. Ainsi COMBAT dénonçait en octobre 1942 la politique criminelle du" sinistre vieillard".

De son côté, un grand résistant, d'Astier de la Vigerie, ex-officier de marine décida de créer un nouveau mouvement fin 1941, fondé non seulement sur l'antinazisme, mais de manière plus large sur l'antifasciste. Ce mouvement fut appelé Libération : il fit appel aux syndicalistes, aux socialistes et aux communistes. Il se fixa sans attendre une attitude révolutionnaire.

En zone sud également, un autre mouvement édita le journal FRANC-TIREUR fin 1941. Ce mouvement se développa et prit le nom du journal ; Marc Bloch, l'historien bien connu et le journaliste Georges Altmann firent partie du Comité directeur.

Sous la pression du BCRA dont ils dépendaient en grande partie, les grands mouvements de zone sud et de zone nord finirent par fusionner. Brossolette arrivait à créer le 26 mars 1943, un Comité de Coordination de la zone nord qui comprenait le Front National Lors de leur voyage à Londres en automne 1942, Frenay et d'Astier acceptèrent que soit mis en place, avec l'accord de Franc-Tireur, un Comité de coordination pour la zone sud, sans la participation du Front National. Le 26 janvier 1943, étaient fondés les MUR (Mouvements Unis de Résistance). Jean Cassou fut chargé des fonctions d'Inspecteur de la zone sud par le Comité Directeur des MUR.

Jean Cassou était venu à Toulouse au printemps 1941 après le démantèlement du réseau du Musée de L'Homme à Paris, dont il était mem-bre, avec Paul Rivet, Martin- Chauffier et d'autres. Il décrit son arrivée dans ses mémoires : Une vie pour la liberté, 1981 :

"A Toulouse, nous retrouvâmes mon beau-frère Vladimir Jankelevitch avec une légère blessure à l'épaule, révoqué comme juif, et qui s'était réfugié dans cette Toulouse où il avait occupé la chaire de philosophie à la Faculté et où il comptait tant d'amis infiniment chers"

Peu après, Cassou rejoignit le réseau Bertaux où il milita jusqu'à sa nomination d'Inspecteur de la zone sud.

Les MUR exercèrent une grande activité lorsque Vichy décida d'imposer le Service du Travail Obligatoire (STO) en application des accords Laval-Sauckel, le négrier nazi. Les réfractaires furent accueillis et organisés par les MUR.

A l'été 1943, l'extension du refus du Service Obligatoire avait pris une telle ampleur que les MUR créèrent le Service National des Maquis, qui se fixa comme objectif de "transformer les réfractaires en combattants".

Au moment de terminer cet historique, il faut rappeler que la première raison d'être de la résistance avait été la propagande clandestine par les journaux et les brochures. En zone sud, les tirages de COMBAT, LIBERATION, FRANC-TIREUR variaient de 125.000 à 150.000 exemplaires.

Ce bref aperçu des grandes organisations politiques de la Résistance ne fait pas état de nombreux mouvements autonomes et d'initiatives individuelles particulièrement efficaces : notre étude constitue une simple introduction. Elle nous a paru nécessaire car la Résistance n'a droit à aucune rubrique dans l'Encyclopédia Universalis et que le Grand Larousse Universel ne lui consacre que quelques paragraphes prudents. (Nous recommandons à nos lecteurs qui désirent s'informer davantage les ouvrages d'Henri Noguères et d'Henri Michel).

La résistance utilisa également l'arme culturelle dans les deux zones en fondant une maison d'édition clandestine : LES ÉDITIONS DE MINUIT. Le Silence de la mer de Vercors fut le premier ouvrage publié. Des revues littéraires parurent dont la plus connue fut LES LETTRES FRANçAISES. Son comité directeur comprenait Aragon, Guéhenno, Mauriac, le R.P. Maydieu, Vildrac.

En faisant un inventaire de la propagande culturelle, on est amené à faire une curieuse constatation : la dénonciation de l'antisémitisme est négligée. Il nous a donc paru utile de révéler le texte de Jankelevitch déjà mentionné qui a été diffusé à Toulouse en 1943. Les analyses de Jankelevitch, virulentes et sans détours, ont une plus grande portée que l'essai abstrait de Sartre, trois ans plus tard : Réflexions sur la question juive, 1947.

Vladimir Jankelevitch démontre avec passion que Vichy, pour tromper les Français, parle un langage socialiste :

Au lieu de "capitalisme" lire "finance judéo-maçonnique", à la place de "bourgeoisie internationale" mettez "dictature des trusts" et "ploutocratie", car bien entendu tous les Juifs sont banquiers.

Ces termes, nous dit Jankelevitch, servent à justifier une pseudo-révo-lution, un pseudo-socialisme.

Nous pouvons retrouver ce procédé mystificateur dans le discours de tous les régimes fascistes. L'utilisation des catégories du langage de la révolution marxiste est une caractéristique des révolutions conservatrices. Ce discours a permis de rendre acceptables, en les fondant sur une escroquerie, les grandes réalisations du MEURTRE DU XXe SIECLE !

La transformation des mots, et les répercussions qui en résultent jouent un grand rôle au cours du déplacement des forces dans la lutte politique. Ernst Cassirer, dans son livre The Myth of the State, 1946, donne p. 346 un exemple du processus. Il cite un petit ouvrage : Nazi-Deutsch, A Glossary of contemporary German usage. Dans ce livre sont enregistrés les nouveaux termes utilisés dans le régime nazi - et cette liste est longue. Ce qui les carac-térise, ce n'est pas une nouvelle signification objective, mais l'impact émotion-nel que procure chacun. Cassirer donne l'exemple de deux termes semblables figurant dans le vocabulaire : Siegfriede et Siegerfriede. Même pour un Allemand, la différence est insaisissable. Rappelons que Sieg signifie victoire et friede paix. CASSIRER nous révèle que la combinaison des mêmes mots sert à produire un sens opposé. C'est ainsi que le vocabulaire en question explique à ses lecteurs, le plus naturellement du monde, que Siegfriede est la paix par la victoire de l'Allemagne tandis que Siegerfriede est une paix dictée par ses ennemis. Les nazis qui ont mis en circulation de tels termes avaient une grande science de la propagande politique. Ils étaient conscients qu'un mot, une syllabe pouvait assurer le succès de leur entreprise criminelle.

Vladimir Jankelevitch fait ensuite une analyse sociologique de l'antisé-mitisme, soulignant qu'il est le plus fort dans les catégories sociales où la notion de concurrence joue le plus librement. Chez les médecins en première ligne. Cette remarque nous rappelle l'attitude de Céline, qui haïssait ses confrères juifs dès le début de sa carrière. Vladimir Jankelevitch constate que la bourgeoisie de guerre civile ne pouvait renoncer

à un moyen si ingénieux d'éliminer des concurrents redoutables, étudiants, travailleurs, artistes précoces, fonctionnaires d'une haute valeur professionnelle.

Sa description révèle l'amalgame d'éléments hétérogènes qui fusionne une alliance dans des pratiques meurtrières. L'idéologie raciste est l'instrument politique idéal pour satisfaire ces éléments. Déclarations contre le capital bancaire aux mains des Juifs, contre les grands capitaux investis dans les chaînes de grands magasins lésant ainsi le petit commerce, contre le monopole des intellectuels juifs occupant les meilleures places dans les professions libérales.

Le IIIème Reich, en réduisant les Juifs à l'état de non-citoyens, donnait satisfaction à ces revendications : le gouvernement de Pétain l'avait suivi avec empressement dans cette voie.

Dans la dernière partie de son pamphlet, Jankelevitch fait une psycho-analyse du sadisme, de la persécution anti-juive. Les traits sadiques que Jankelevitch énumère sont significatifs. Il expose le raffinement et l'inventivité de cette persécution : "Des bancs peints en jaune...jardins publics interdits aux enfants... l'étoile... il fallait y penser...."

Cette description est complétée par un tableau des humiliations sadiques avec intention sexuelle dont le "maudit" est abreuvé :

"les stérilisations... les interdictions sexuelles, la législation relative au mariage, l'interdiction des piscines"

Cependant, toutes ces mesures sadiques n'ont pas le caractère d'un génocide. Jankelevitch semble ignorer, quand il écrit, sa mise à exécution.

Or l'accord passé entre Oberg, le représentant d'Eichman et Bousquet, secrétaire général de la police à Vichy, le 6 juillet 1942, donnait entière satis-faction aux exigences criminelles des nazis. Bousquet informait le 31 août Darquier de Pellepoix, président de la Commission technique pour la dépor-tation des Juifs que les arrestations en masse des Juifs étrangers étaient en cours depuis le 4 août. Celles-ci s'élevaient au nombre de 11.184 : ils allaient tous être envoyés en zone occupée pour être déportés à Auschwitz. Telle fut la première opération entreprise dans le cadre de la solution finale.

Va-t-on l'oublier ?

Les Français d'aujourd'hui perdent-ils la mémoire ?

Notes

[Retour au texte] I

Le Front National, comme son nom l'indique, se proposait de faire l'union la plus large entre Français disposés à lutter contre le nazisme. Son originalité fut de se développer dans tous les milieux sociaux, notamment parmi les avocats, les ouvriers, les commerçants, les paysans. retour