Psychanalyse et idéologie

Alain Badiou / Élisabeth Roudinesco

Appel aux psychanalystes

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Micheline Weinstein

Au sujet de la professionnalisation

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Il est plus facile d'élever un temple que d'y faire descendre l'objet du culte

Samuel Beckett • « L'Innommable »

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object.
Samuel Beckett • “The Uspeakable one”
Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

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Personne n'a le droit de rester silencieux s'il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l'âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s'adresse à l'idéologie qui, quand elle prend sa source dans l'ignorance délibérée, est l'antonyme de la réflexion, de la raison, de l'intelligence.

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Alain Badiou / Elisabeth Roudinesco

 

Appel aux psychanalystes

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Le Nouvel Observateur • 19 avril 2012

Entretien avec Éric Aeschimann

« Critiquez vos dérives, il en va de votre survie. »

E. A. Alain Badiou, dans votre dernier ouvrage, vous lancez avec Elisabeth Roudinesco un appel pour sauver la psychanalyse. Que se passe-t-il de si grave pour qu’un philosophe vienne au secours du freudisme ?

Alain Badiou – La psychanalyse est, avec le darwinisme ou le marxisme, l’une des révolutions majeures de la pensée de notre temps. Ces trois doctrines ont en commun de n’être ni des sciences exactes, ni des croyances philosophiques ou religieuses, mais des « pensées » : matérialistes, liées à des pratiques, elles ont changé notre vision du monde et subissent aujourd’hui le même type d’attaques. Les attaques contre la psychanalyse doivent être donc comprises dans le cadre d’une crise globale de l’intellectualité. Une crise qui, si l’on veut la résumer, se caractérise par la tentative de remplacer le « sujet » par l’individu. Qu’est-ce que le « sujet » ? C’est l’être humain compris comme un réseau de capacités qui lui permettent de penser, de créer, de partager avec les autres, d’agir collectivement, d’aller au-delà de ses singularités, ce qui est la condition de la liberté. Naturellement, le sujet est porté par l’individu et ses singularités - un corps, une identité, une position sociale, des pulsions – mais il ne s’y réduit pas. Être sujet, c’est circuler entre la singularité et l’universalité et c’est précisément sur cet écart que la psychanalyse a fondé son action : elle aide l’individu à devenir pleinement un sujet. Voilà pourquoi je la vois comme une discipline émancipatrice avant d’être thérapeutique. Aujourd’hui, on nous dit qu’être un individu suffit largement. C’est le discours du libéralisme, qui se prétend démocratique et libéral, mais qui produit en réalité des individus malléables, soumis, enfermés, incapables d’actions communes : des individus privés de la capacité d’être sujet. Car le capitalisme, qui ne s’intéresse qu’à l’appétit animal des individus, n’a que faire des sujets. Mais c’est aussi le discours de la neurologie, qui veut réduire l’individu à sa dimension neuronale. Se moquant des physiognomonistes qui, au XIXe, croyaient pouvoir déduire les caractères d’un individu de la forme du crâne, Hegel disait que, pour eux, « l’esprit est un os ». Aujourd’hui, la neurologie dit : « l’homme est un gros sac de neurones. » Ce n’est pas mieux ! Nous avons affaire à une nouvelle forme de scientisme, une nouvelle idéologie du progrès technique. Dans le champ du psychisme, seule la psychanalyse, je crois, est en mesure de nous en préserver. Mais - et c’est là le deuxième volet de notre appel - je n’ai pas le sentiment que les psychanalystes, pris dans leurs querelles intestines, fassent ce qu’il faut pour se défendre. Il faut qu’ils trouvent le moyen de satisfaire la nouvelle demande qui leur est adressée sans céder à ce néo-positivisme. Ils sont immobiles, ils doivent faire un pas en avant.

E. A. Elisabeth Roudinesco, vous qui défendez la psychanalyse depuis longtemps, comment en est-on arrivé là ?

Elisabeth Roudinesco – Tout d’abord, la psychanalyse, comme formation de psychopathologie, est enseignée dans les départements de psychologie. Or, la psychologie n’est pas prête à prendre en charge l’inconscient et ne dispose pas de la culture liée à sa compréhension. Dominée par les sciences médicales, elle obéit à des évaluations qui n’ont rien à voir avec les sciences humaines. Autrefois, pour devenir psychanalyste, il fallait, en plus d’une formation clinique, disposer d’une solide culture philosophique, historique et littéraire. En voulant inscrire la psychanalyse dans une logique de professionnalisation, on a détruit sa transmission comme pensée. Autre évolution marquante : il y a 30 ans, l’essentiel des psychanalystes étaient psychiatres et donc cliniciens de l’âme ; aujourd’hui, ils sont psychologues. La psychiatrie s’est ralliée aux techniques cognitivistes et comportementalistes (TCC) qui renvoient à une conception de l’homme réduit à ses neurones. Bien sûr, les pathologies peuvent avoir une dimension organique. Mais, même là, le médicament ne suffit pas : il faut aussi prendre en compte la part subjective du patient.

E. A.Quelle est la part de responsabilité des psychanalystes eux-mêmes ?

E. R. – Ils ne produisent plus d’œuvre théorique. Leurs sociétés fonctionnent comme des corporations professionnelles. Condamner l’homoparentalité, la procréation assistée ou la toute puissance des mères contre la fonction paternelle, comme ils l’ont fait publiquement, c’est grave : ils n’ont pas à s’instaurer en gendarmes de la bonne conduite au nom du complexe d’Œdipe. Ils font des diagnostics en direct dans les médias et ils ont abandonné la question politique : majoritairement, ils sont des esthètes sceptiques désengagés de la société. Surtout, ils prétendent soigner les souffrances sur un modèle ancien. Mais les pathologies ont changé. La psychanalyse est née de la névrose et de l’hystérie, deux symptômes propres aux sociétés marquées par la frustration sexuelle. Aujourd’hui, ce qui fait souffrir c’est la relation à soi : on le voit avec l’importance accordée au narcissisme et aux perversions. Au temps de Freud, les patients étaient de grands bourgeois, qui avaient le temps et l’argent, ce que n’a pas le nouveau public, moins élitiste.

E. A. Comment s’adapter, alors ?

E. R. – Le « pas en avant » dont parle Alain Badiou serait de se mettre à l’écoute de cette nouvelle demande. Je crois possible, dans le cadre de la psychanalyse, de mener des thérapies courtes avec des séances longues, comme le faisait Freud, et où l’on parle aux gens avec empathie. L’analyse dite classique serait réservé à ceux qui le veulent. Tout le monde n’a pas envie d’explorer le tréfonds de son inconscient. Nous ne sommes plus en 1900, la psychanalyse est passée dans la culture et les gens savent qu’ils ont un inconscient. Leur demande n’est plus de le découvrir, mais souvent de résoudre une situation concrète. La nouvelle génération de praticiens devra le faire, faute de quoi elle n’aura plus de patients. C’est à elle que nous nous adressons.

E. A. N’est-ce pas ce que disent les parents d’enfants autistes ?

E. R. – Le désamour ne vient pas de nulle part. Pour autant, toutes les critiques ne sont pas recevables. Par exemple, on assiste à un phénomène nouveau : les malades veulent décider de leurs traitements et considèrent par exemple que leurs bouffées délirantes font partie de leur identité. Ils ne voient pas pourquoi ils seraient abrutis par des médicaments sous prétexte qu’ils entendent des voix. En quoi, il faut les écouter. Mais on va vers une transformation du patient en maître de son destin et ce n’est pas souhaitable. Là encore, les psychanalystes ont leur part de responsabilité, parce qu’en s’enfermant dans des chapelles, ils perdent leur autorité. Au fond, ce qui a été perdu dans les sociétés de psychanalystes, c’est la position de Maître au profit de celle des petits chefs.

E. A. Qu’entendez-vous par « maître » ?

E. R. – La position du maître permet le transfert : le psychanalyste est « supposé savoir » ce que l’analysant va découvrir. Sans ce savoir attribué au psychanalyste, la recherche de l’origine de la souffrance est quasi impossible.

E. A. Faut-il vraiment passer par la restauration du maître ?

A. B. – Le maître est celui qui aide l’individu à devenir sujet. Car si l’on admet que le sujet émerge dans la tension entre l’individu et l’universalité, il est évident qu’il a besoin d’une médiation pour avancer sur ce chemin. Et donc d’une autorité. La crise du maître est la conséquence logique de la crise du sujet et la psychanalyse n’y a pas échappé. Il faut rénover la position du maître, mais il n’est pas vrai qu’on puisse s’en passer, même et surtout dans une perspective d’émancipation.

E. R. – Lorsque le maître disparaît, il est remplacé par le chef, l’autoritarisme et cela finit toujours, tôt ou tard, par le fascisme - l’histoire nous l’a hélas prouvé.

E. A. La psychanalyse, expliquez-vous, appartient aux domaines des sciences humaines et n’a donc pas à se plier aux règles de l’évaluation scientifique. Mais, à la différence des autres sciences humaines, le psychanalyste prétend soigner et se fait payer pour cela. Cela fait tout de même une différence ?

A. B. Sur un plan factuel, votre description est inexacte. Les politiques ne cessent de demander aux sociologues ou aux économistes - en les rémunérant ! - des rapports à partir desquels ils mettent en œuvre des mesures ayant des effets très concrets sur la vie des citoyens. Prenez l’économie : elle va d’échec en échec, son incapacité prévisionnelle est désormais avérée et pourtant, elle se présente toujours comme une science. Et que dire de l’industrie pharmaceutique, qui se prévaut du label scientifique mais dont les produits n’offrent pas plus de sûreté qu’une cure analytique. En réalité, notre société est infestée de pratiques qui se prétendent scientifiques. Ce que ne fait pas la psychanalyse, justement !

E. R. – Quand les gens tombent sur un mauvais chirurgien, ils n’accusent pas Hippocrate ! Oui, la médecine a fait d’immenses progrès et nous en avons tous bénéficié, mais la comparaison n’a guère de sens. Si la psychanalyse peut faire des progrès, ce sera sous d’autres modalités. Tout simplement parce qu’on ne guérit jamais de la condition humaine.

E. A. Tout de même, il y a des imposteurs.

E. R. – Il y en a, c’est vrai, et probablement plus que dans d’autres disciplines, car le psychisme est un domaine moins tangible. Les associations d’analystes doivent édicter des règles et c’est aussi le sens de l’appel que nous leur lançons : critiquez vos dérives, il en va de la survie de la psychanalyse. Sinon, nous irons vers une société organique où nous serons traités comme des objets.

À écouter…

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Micheline Weinstein

le 27 avril 2012

Au sujet de la professionnalisation

Jusque dans les années soixante, il était encore exigé, pour la candidate ou le candidat analystes, de “se soumettre” (Freud) à une analyse personnelle, la didactique se greffant dans la foulée de son cheminement et lorsque l'analyste estimait que le temps en était venu de s'essayer, sous la conduite d'une ou d'un analyste attitré/e, à l'exercice pratique de la psychanalyse.

 Pour prévenir une vulgarisation non maîtrisée de la psychanalyse, autorisant aux dérives et guerres de “petits chefs” soulignées par Elisabeth Roudinesco, il fallut attendre 1988 que s'ébauche une reconnaissance de fait du statut de psychanalyste non-médecin, lorsque les analystes praticiens déclarés ou qui souhaitaient se déclarer comme tels et être à ce titre exemptés de TVA, constituent un dossier solide auprès de la Direction des professions de la Santé, dûment avalisé par leurs analystes, leurs aînés aiguilleurs, leurs enseignants, leurs travaux. De mon côté, les attestations écrites émanaient de Françoise Dolto, François Perrier, Solange Faladé, qui étaient tous trois médecins et médecins psychiatres.

Cela n'a rien prévenu, rien enrayé, du tout.

Au cours du temps, l'obligation d'une analyse personnelle s'est érodée et a subrepticement fini par disparaître. Nous déplorerons au passage que, dès l'aube de la psychanalyse et malgré le désir explicite de Freud, peu de médecins, généralistes ou spécialistes, se sont mobilisés en faveur de la pratique par leurs collègues analystes non-médecins, eussent-il reçu une formation personnelle clinique incontestable, cette question ne les intéressant pas. D'autres se sont carrément élevés contre.

Depuis et l'air de rien, psychologues et autres professions diverses déclarées, ne furent ni ne sont tout simplement analysés - leurs psychanalystes éventuels non plus, selon le propre dire de beaucoup -, encore moins “didactisés” et obtiennent leur label de “et psychanalystes” au seul titre d'unités universitaires.

Pour ce qu'il en est des candidats patients qui, du temps de Freud, étaient de grands bourgeois, ils assuraient matériellement, non seulement le fonctionnement des Sociétés de Vienne, de l'Institut de Berlin, des éditions, de l'enseignement, des colloques... mais se chargeaient également de la mise en place concrète, sans aucune aide des États, de structures destinées à la thérapeutique gratuite. Ainsi Freud, Eitingon, Dorothy Burlingham, von Freund - ce n'est de loin pas exhaustif ... ... ... y contribuèrent-ils et permirent-ils à Anna Freud, Bernfeld, Aichorn... ... ... d'accueillir dans un cadre chaleureux, des enfants, des adultes, de jeunes délinquants, non solvables.

Freud lui-même, par ailleurs, n'a cessé jusqu'à l'Anchluss en 1938, de pourvoir financièrement, avec ses droits d'auteur, auprès de jeunes analystes désargentés en formation et d'analystes confirmés moins jeunes - Lou Andreas-Salomé par exemple.

En France, cette générosité naturelle s'est illustrée par Marie Bonaparte, laquelle a financé la création de l'Institut de Psychanalyse de la rue St Jacques, ouvert gratuitement à qui se présentait. La Princesse Marie fut peu suivie, le gros des analystes français jusqu'à nos jours, bien qu'assez fortunés, se situant plutôt du côté de l'avarice, ce qui interroge sur leur économie libidinale. Cette étrange position les a amenés à ne parler que de leur “Moi/Je” et à commenter une histoire de la psychanalyse qui ne serait que celle alimentée principalement par des tourbillons de potins de culs de basses-fosses, se nourrissant exclusivement d'une supposée vie privée des psychanalystes, que les publications, les œuvres les plus honnêtement documentées portant sur l'évolution théorique et la pratique de la psychanalyse, n'ont pu endiguer.

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ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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