© Luc Ferry

 

 

La chronique de Luc Ferry

 

Multiculturalisme : les quatre antisŽmitismes

 

In Le Figaro, 16 janvier 2014

 

Ë l'encontre de ce que prŽtendent les thŽoriciens du multiculturalisme, ce n'est pas la conception franaise de la RŽpublique qui pousse ˆ la Ç xŽnophobie È, mais tout au contraire, c'est parce que la France a abandonnŽ peu ˆ peu l'idŽe rŽpublicaine - dernirement, ˆ droite, avec les partisans des quotas et de la discrimination positive, ˆ gauche avec ceux du droit ˆ la diffŽrence - que le racisme et l'antisŽmitisme refleurissent comme jamais depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans mon enfance, encore, dans les annŽes 1950-60, Žtait le tabou absolu. Dire simplement de quelqu'un qu'il Žtait Ç juif È passait dŽjˆ pour une transgression. C'Žtait Žventuellement ˆ lui de le dire, mais ˆ nul autre. Confondant juda•sme et juda•tŽ, on parlait plut™t des Ç israŽlites È - vocabulaire inappropriŽ pour les athŽes, mais qui paraissait plus convenable parce qu'il Žvitait la fallacieuse notion de race au profit d'une appartenance spirituelle.

Dans la France d'aujourd'hui, et c'est une nouveautŽ depuis les annŽes 1980, quatre courants diffŽrents - et non pas trois, comme on le croit trop souvent - se partagent le paysage nausŽabond de l'antisŽmitisme. Le premier est rŽsiduel, c'est l'antisŽmitisme issu d'un catholicisme moyen‰geux, celui qui tient le peuple juif pour dŽicide, qui oublie que JŽsus Žtait juif, qu'il Žtait le Ç rabbin de Nazareth È comme dit toujours le cardinal Ravasi. Le deuxime est, lui aussi, largement en voie d'extinction: il s'agit bien sžr de l'antisŽmitisme nationaliste, celui de Drumont, de l'Europe des annŽes 1930 et du nazisme qui voyait dans Ç le È Juif d'abord et avant tout un apatride, un tre cosmopolite et sans racines. Il  s'exprimait alors dans le vocabulaire du Ç Blut und Boden È, du sang et du sol, de la Ç terre qui ne ment pas È - ce pourquoi, d'ailleurs, il ha•ssait les tziganes, venus d'Inde du Nord et ds lors sans patrie, presqu'autant que les Juifs - un peu moins quand mme, parce que, selon un thme dŽveloppŽ ad nauseam par Drumont, le Tzigane se reconna”t aisŽment tandis que le Juif, lui, Ç se fond dans la masse È.

Les annŽes 1970-80 voient appara”tre un nouvel antisŽmitisme, celui qui vient de l'islamisme radical, mais aussi d'une partie non nŽgligeable de l'extrme gauche: il accuse Isra‘l et ses Ç supp™ts È d'organiser le retour du Ç grand Satan colonialiste È. C'est lui qui, au dŽbut des annŽes 2000, dans le sillage de la deuxime Intifada, se dŽveloppe dans nos citŽs de manire exponentielle, les actes antisŽmites connaissant lorsque j'Žtais ministre une progression de 200 % dans l'annŽe 2002. Je l'ai dit ˆ l'AssemblŽe, pour justifier une interdiction des signes religieux ostentatoires qui visait ˆ Žviter que les classes de nos Žcoles ne se structurent en communautŽs violentes. Ë plusieurs reprises, je fus traitŽ, en sŽance, de Ç salopard È (sic !), par une gauche qui refusait d'admettre que l'antisŽmitisme pžt venir d'ailleurs que du Front national.

Ce que l'Žpisode  dŽvoile, en prenant le prŽtexte de la lutte Ç antisioniste È, c'est l'existence massive, mais plus rŽcente encore, d'un quatrime antisŽmitisme: comme dŽjˆ depuis les annŽes 1960 aux ƒtats-Unis, il s'enracine dans la concurrence des mŽmoires douloureuses. DieudonnŽ et les siens ne supportent pas d'tre considŽrŽs comme des victimes de second rang. Contre le Ç Shoah business È, ils Žvoquent l'histoire de l'esclavage et revendiquent la premire place sur l'Žchelle des souffrances ainsi qu'une prioritŽ dans le devoir de mŽmoire des crimes contre l'humanitŽ. Ces antisŽmitismes peuvent bien Žvidemment s'allier ou se complŽter. DieudonnŽ, en parlant de Ç Shoananas È, fait rire le militant nŽonazi qui vomit par ailleurs les Noirs et les Arabes.

La leon de cette mosa•que du mal, c'est que les territoires de la RŽpublique doivent tre reconquis. Le multiculturalisme, Madame Merkel a eu le courage de le dire dans une Allemagne qui le pratique pourtant depuis toujours, tourne aujourd'hui ˆ la catastrophe. Loin de garantir la coexistence pacifique des communautŽs, il engendre non seulement un multiantisŽmitisme, mais un multiracisme : les bandes Ç ethniques È qui dŽvastent nos banlieues en tŽmoignent quotidiennement. Aux antipodes des politiques de discrimination positive que le dernier quinquennat a voulu mettre en place, c'est le retour de la RŽpublique qui s'impose. Vu l'Žtat du pays, la t‰che va tre rude. C'est vrai, mais la nommer est dŽjˆ un premier pas, et hors ce chemin, c'est une forme de guerre civile larvŽe et permanente qui nous attend.

 

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http://www.franceculture.fr/emission-la-grande-table-2eme-partie-l-antisemitisme-de-dieudonne-le-multiculturalisme-en-cause-2014