Psychanalyse et idéologie

Psi . le temps du non

Hannah Arendt et la “banalisation du mal”

par

Luc Ferry • 08 mai 2013

Claude Lanzmann • 13 novembre 2011

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Il est plus facile d'élever un temple que d'y faire descendre l'objet du culte

Samuel Beckett • « L'Innommable »

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object.
Samuel Beckett • “The Uspeakable one”

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

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Personne n'a le droit de rester silencieux s'il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l'âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

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ψ = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s'adresse à l'idéologie qui, quand elle prend sa source dans l'ignorance délibérée, est l'antonyme de la réflexion, de la raison, de l'intelligence.

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Hannah Arendt

 

 

Luc Ferry

Hannah Arendt et la banalisation du mal

 

Le Figaro 08/05/2013

 

En mai l961, l'ancien officier SS Adolf Eichmann est enlevé près de Buenos Aires par la police secrète israélienne. L'épisode marque l'ouverture du « Nuremberg israélien », le premier procès d'un haut dignitaire nazi en Israël même. Hannah Arendt, auteur déjà célèbre des Origines du totalitarisme (l951), propose au New Yorker de couvrir l'événement. Elle rédige alors cinq articles, bientôt rassemblés dans un livre qui va faire scandale. Après avoir connu un succès retentissant en Allemagne, le film de Margarethe von Trotta, qui rapporte cet épisode, est aujourd'hui visible sur nos écrans. Bien qu'il soit presque impossible de critiquer Arendt sans s'attirer les foudres de ses épigones, je voudrais dire pourquoi elle a commis dans cette affaire deux erreurs monumentales, deux erreurs qui lui vaudront l'hostilité de ses amis les plus proches et les plus estimables : Hans Jonas, Gershom Scholem et Karl Jaspers.

Sans même évoquer l'accusation infamante de « collaboration » qu'Arendt élève contre les dirigeants des ghettos juifs, sa première erreur est de n'avoir suivi qu'une partie infime du procès, à rebours de ce qu'elle s'était engagée à faire. C'est Raul Hilberg, un homme que j'ai pu rencontrer aux États-Unis et questionner sur ces sujets, qui lève le lièvre. Auteur d'un livre capital, La Destruction des Juifs d'Europe, il ne pardonnera jamais à Arendt cette légèreté coupable. Car, ainsi argumente-t-il, n'ayant assisté qu'au tout début du procès, elle n'a pas pu entendre la façon dont Eichmann, en effet fort ordinaire et insignifiant lors des premières audiences, devient beaucoup plus animé et défensif lorsqu'il est amené à exposer ses véritables motivations. Faute de les entendre, Arendt va défendre la thèse, à mes yeux absurde - je dirai pourquoi dans un instant -, selon laquelle Eichmann aurait agi pour ainsi dire sans mobiles, en fonctionnaire zélé et obéissant qui ne pense pas une seconde aux finalités de ses actes.

C'est en ce point que transparaît ce que je considère comme la principale bévue d'Arendt. À vrai dire, si elle n'éprouve nul besoin de suivre plus à fond le procès d'Eichmann, c'est que son interprétation est toute bouclée d'avance. Elle a décidé depuis belle lurette, comme on peut déjà l'entrevoir dans son livre sur le totalitarisme, de plaquer mécaniquement les schémas de pensée de son maître et amant Heidegger sur l'essence du nazisme.

Elle veut voir à tout prix dans Eichmann, non pas un être possédé par ce que la théologie classique appelait la « méchanceté », par une volonté consciente de prendre le mal comme projet, mais un banal fonctionnaire de ce que Heidegger appelle le « on », entendez : un simple rouage dans la logique anonyme et aveugle de ce monde de la technique dont le philosophe a passé sa vie à décortiquer les ressorts les plus profonds.

Or, qu'est-ce qui caractérise aux yeux de Heidegger cet univers moderne ? D'abord et avant tout le fait qu'en lui la considération des fins (des objectifs), et avec elles des mobiles de l'action, disparaît intégralement au profit de la seule prise en compte des moyens. En d'autres termes, Eichmann, tout entier absorbé par les aspects « rationnels » du problème que ses chefs lui demandent de résoudre, aurait pour ainsi dire « oublié » qu'il travaille à transformer des êtres humains en cadavres.

Seule l'intéresse dans cette affaire la « raison instrumentale », c'est elle qui domine exclusivement sa tâche : comment organiser au mieux l'extermination, quels moyens sont les plus adaptés, le gaz ou la « Shoah par balle », par exemple ? Telles sont les questions sur lesquelles il se concentre, de sorte qu'il aurait raisonné exactement de la même façon si on lui avait demandé de gérer un abattoir de poulets.

Si Arendt avait pris la peine d'assister aux interrogatoires d'Eichmann, elle aurait vu, ainsi objectent ses détracteurs, que cette lecture tout intellectuelle de la solution finale, pour apparemment sophistiquée qu'elle soit, ne tient pas la route. De toute évidence, Eichmann sait parfaitement ce qu'il fait, et quand il en vient à exposer ses motifs (car, à l'inverse de ce que dit Arendt, il est bien évidemment guidé par des intentions claires), il s'explique et se justifie, non pas du tout à la manière tranquille d'un petit fonctionnaire consciencieux, mais avec la passion d'un idéologue qui met en pleine connaissance de cause le IIIe Reich au-dessus de l'humanité. En quoi il n'y a aucune « banalité du mal », seulement la colossale méprise d'une intellectuelle piégée par des abstractions.

 

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Lanzmann critique l'idée de banalité du mal

 

Propos recueillis par Aude Lancelin, publiés dans l'hebdomadaire « Marianne »

13 novembre 2011

 

Le prochain film de Claude Lanzmann, qui sera tourné en 2012, portera précisément sur Benjamin Murmelstein, un de ces présidents des « Conseils juifs » sur le rôle desquels Hannah Arendt insistait dans Eichmann à Jérusalem, n’hésitant pas à les accabler et à leur imputer une part du crime. En exclusivité pour « Marianne », l’auteur de « Shoah » livre un témoignage totalement inédit, de nature à ébranler décisivement le regard porté sur l’Obersturmbannführer Adolf Eichmann, responsable sous le IIIème Reich des « affaires juives et de l’évacuation », jugé et condamné à la pendaison en mai 1962 à Jérusalem.

 

Marianne : À vos yeux, Hannah Arendt se trompe totalement quant à la personnalité et aux responsabilités écrasantes d’Eichmann…

 

Claude Lanzmann : Absolument et c’est une des raisons pour lesquelles j’entreprends de réaliser ce film. J’ai filmé le témoignage de Benjamin Murmelstein à Rome en 1975, pendant toute une semaine. Adjoint du grand rabbin d’Autriche, c’est lui qui fut contraint de négocier avec Eichmann après l’annexion de l’Autriche. Il le vit pratiquement chaque jour pendant trois ans et eut de lui la connaissance la plus profonde qu’on puisse imaginer. Plus tard, il devint le troisième président du Conseil juif de Theresienstadt, en Tchécoslovaquie, que Eichmann appelait un « ghetto modèle », c’est-à-dire destiné à être montré. Pour mille raisons, je n’ai pas inclus son témoignage dans « Shoah ». C’était un film en soi et l’intégrer à « Shoah » aurait rallongé le film de deux ou trois heures. Le témoignage de Murmelstein, capital, est aveuglant d’intelligence et de clarté : Eichmann n’était pas du tout le falot bureaucrate dont Arendt a brossé le portrait en même temps qu’elle inventait le concept de banalité du mal, qui n’était au fond que la banalité de ses propres conclusions. Dès la fin 39, c’est Eichmann qui organise la première déportation de Juifs. Tout au long de ses rencontres avec Murmelstein, Eichmann apparaît comme un antijuif fanatique aboyant des ordres inexécutables qu’il multipliait à dessein. Les anecdotes à ce sujet sont nombreuses, odieuses, et irrécusables. Tout cela sera montré dans le film, et définitivement établi.

 

Qu’est-ce qui a pu à ce point induire Arendt en erreur ?

 

Le procès d’Eichmann a été un procès bâclé. Les historiens avaient encore très peu travaillé. On confondait les lieux, on bousculait les témoins, qui avaient vécu des expériences limite et étaient incapables de parler. Le procureur Gideon Hausner partageait l’ignorance générale. À la demande de Ben Gourion qui souhaitait en faire un acte fondateur pour Israël, Hausner a ouvert le procès par un immense discours moralisateur, insupportable. Cette ouverture a déplu à Arendt. A juste titre. Mais elle-même ne savait rien. C’était une juive allemande exilée qui ignorait tout de la réalité de ces choses et de ces gens.

 

Iriez-vous jusqu’à dire que l’insistance d’Arendt sur le rôle des « Conseils juifs » est suspecte ? Elle s’est toujours défendue sur ce point en invoquant les travaux de Raul Hilberg

 

Hilberg a beaucoup évolué sur cette question, vous savez. Nous avons eu de longues discussions à ce sujet. Je l’ai rencontré en 1975 à New York, pendant un colloque d’historiens sur l’Holocauste. Contrairement aux autres, il n’était pas gai, exubérant, le travail sur ces questions le concernait intimement. Il avait la voix métallique, ironique, il m’a tout de suite plu, nous sommes devenus amis. C’est à lui que j’ai demandé de faire revivre dans « Shoah » la mémoire de Tcherniakov, le président du Conseil juif de Varsovie qui, lui, a choisi de se suicider, le 23 juillet 1942, quand il a vu que les déportations vers Treblinka commençaient et qu’il ne pouvait rien y faire. Hilberg, dans « Shoah » incarne littéralement Tcherniakov. Beaucoup d’autres se sont également suicidés. Vingt-quatre membres du même Conseil juif se sont parfois donné la mort la même nuit. Pourquoi Arendt n’insiste pas plutôt là-dessus ? La première chose face à une catastrophe pareille, c’est l’humilité. Moi je suis resté des mois sans comprendre, quand j’ai commencé « Shoah », sans même être capable de dire quel allait être mon sujet. Jusqu’au moment où j’ai su ce que je devais faire.

 

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ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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