Psychanalyse et idéologie

Micheline Weinstein • Au sujet du « Narcissisme des petites différences » et notes de voyage

 

Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte
Samuel Beckett • « L’Innommable »
Cité en exergue au « Jargon de l’authenticité » par T. W. Adorno • 1964
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Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuventêtre une excuse.
Bertha Pappenheim
 
© Micheline Weinstein
2 mars 2006

Au sujet du « Narcissisme des petites différences »

Notes de voyages / Retours d’Israël *


Assez régulièrement apparaissent sur le site de notre association, de courts billets où alors se glissent en passant des petites pensées [1] dans un texte, qui ont pour thèmes la solidarité, la xénophobie, les concepts et représentations auxquels ils sont reliés, les postures et les propos qu’ils entraînent, et aussi ce que j’appelle les “non-concepts”... Bref, tout ce qui approche ce que Freud désigne par le narcissisme des petites différences. Ce phénomène, dont la caractéristique est d’agir fortement sur la psyché, en continu, dans tous les domaines de la vie des relations humaines, se manifeste très tôt dans l’enfance avec l’apparition du langage.

On peut le distinguer du narcissisme pathologique, état qui est très près de l’autoérotisme et de la formation du fantasme, et qui ne contemple que soi dans son miroir imaginaire. À partir de quoi, pour qui en est affecté, l’image de soi est celle d’un être humain qui se représente psychiquement soi-même sans égal possible, il est seul de son espèce.
Le narcissisme des petites différences, lui, vise l’autre, et seulement pour le détruire.
Je l’évoquais encore récemment dans le compte-rendu [supra] de la réunion de bureau de notre association.

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* 26 Février 2006 • Texte publié avant la date prévue du 2 mars 2006, compte-tenu des réactions de la part de lecteurs, bienveillants ou moins, auxquels j’avais soumis son “spécimen”, ainsi que de la mascarade politico-médiatique électorale incongrue organisée à partir de l’assassinat crapuleux d’un jeune Juif français, par une “bande de barbares”, quand bien même cet acte aurait été accompagné de slogans antisémites tout à fait ordinaires et quotidiens.

1 - Pensée, Fleur qui désigne l’homme par ce qui lui est propre.


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Pour la troisième fois sur un peu moins d’un demi-siècle, j’étais en Israël début octobre 2005.
Un tout premier séjour - à l’aube du printemps de la vie -, avec une étape de travail en kibboutz, date des années cinquante.
J’en avais déjà ramené l’impression d’un pays “jeuniste” [2], pour lequel la nécessité de penser utilité, utilitaire, m’avaient semblé logiques. Et si je ne m’y étais pas sentie à l’aise, c’était platement biographique, puisqu’en toute saison la Mitteleuropa m’accompagne sur les routes de l’errance. Certes, je l’avais rencontrée en Israël, la Mitteleuropa qui, poussée dehors, avait importé avec elle son patrimoine culturel, intellectuel, scientifique, artistique, mais qui après la guerre n’avait plus le temps d’en attiser la flamme, tant elle devait s’occuper de bâtir matériellement un pays à même d’assurer un avenir à ses enfants. On divorçait peu en ces temps-là.
Ce tout jeune État m’était apparu sans passé historique, chargé de créer son histoire au présent à partir de... rien.

2 - Substantif non encore en usage à l’époque.

1921
Les pionniers idéalistes, ayant fui l’antisémitisme d’Europe Centrale,
alors qu’ils construisaient une petite usine aux environs de Haïfa
Tous étaient des intellectuels
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Je suis retournée en Israël aux environs d’un demi-siècle plus tard.
Dans le récit de mon second séjour en Israël de juin 2004, « Tu leur diras, quand tu reviendras en France », écrit fin septembre 2004 [infra en anglais], je notais que les Israéliens de toutes provenances, conditions et croyances m’avaient semblé être des humains dotés d’un inconscient. Ils pensaient, parlaient et agissaient pour le meilleur, pour le pire et pour tout le reste.
À cette seule exception, face aux autres populations, qu’ils étaient tous Juifs, ne serait-ce que parce que l’histoire générale des hommes les avait, déjà bien avant la Chrétienté, désignés et particularisés comme tels. En quoi, collectivement, étaient-ils Juifs, c’est-à-dire des humains pas comme les autres, je ne l’avais pas remarqué.
Sauf sur un point capital, le respect, qui est presque une loi sacrée, pour l’enfant.
Mais les enfants grandissent, puis deviennent adultes, et ici c’est d’eux seuls dont il s’agit.
L’État portait maintenant des traces d’un début de culture et d’une ébauche de patrimoine. Les divorces, familles “recomposées” et autres avatars relationnels avaient suivi...

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De ce troisième séjour d’octobre 2005, il fallut quatre mois pour en assimiler l’après-coup et passer en 2006.
Récemment, en janvier 2006, s’est manifestée là-bas une violence inhabituelle jusqu’alors, exercée par la force publique, sa police montée et ses matraques, lors de l’évacuation du village qui jouxte Ramallah, bâti sur un territoire occupé sauvagement par une communauté juive religieuse. Les cavaliers étaient représentés par la troisième génération depuis la création de l’État.
Mais comment éviter qu’advienne la violence, après que l’on n’ait cessé de légitimer l’intégrisme, l’obscurantisme dans les implantations, pendant près de quarante ans, ou/et de détourner les yeux pour ne pas savoir qu’on en arriverait inéluctablement à de telles pratiques ?
L’incident accentua mon impression de déjà - trop - connu.
Pour ces Israéliens policiers, pendant leur scolarité, avant l’armée, tous avaient visité en groupe les lieux, institutions et monuments de commémoration de la Shoah... En 2004 et 2005, quand nous nous sommes croisés sur le terrain, leur successeurs scolaires accomplissaient leur “devoir de mémoire”, de la bouffe dans une main, un soda dans l’autre...

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Entre 2004 et 2005, compte-tenu de l’instabilité émotionnelle provoquée par la décision de restituer des terres occupées, les opinions politiques modérées s’étaient un peu infléchies vers le centre droit.
L’accueil, là-bas, lors de ce second séjour fut assez différent d’une année sur l’autre. Il est possible que ce soit pour des motifs relativement triviaux échangés par correspondance pendant l’année.

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Ainsi, toujours escortée de mes interrogations perplexes sur la solidarité, la xénophobie, la psychanalyse, l’histoire... assise sur le sable fin d’une plage magnifique et déserte, à la frontière du Liban où seul un aviso israélien cabotait dans la lumière de la Méditerranée, je songeais au passé, à la froidure, à Arnold Zweig, à Maître Arnold de Freud. Lors de l’arrivée du nazisme, n’ayant nulle part où aller, ni surtout où être reçu, apparenté communiste, sans aucun argent ni correspondant pour l’accueillir hors d’Allemagne, Maître Arnold avait chu en 1933 sur le Mont Carmel à Haïfa, ville de tous les “melting-pot”, encore en construction. Mais il n’y fut jamais reconnu ni accepté. Il ne savait rien faire de ses mains, sauf écrire, n’était plus tout jeune, de plus il perdait la vue. On le tînt à l’écart, à un point probablement douloureux puisque, après guerre, en 1948, il revint en Europe sous condition idéologique de l’Allemagne de l’Est - tel Brecht chassé des U.S.A par le Mccarthysme, et bien d’autres à partir d’allégations très diverses qui toutes relevaient de l’antisémitisme et ayant toutes le narcissisme des petites différences pour point commun.
Je songeais aux psychanalystes hollandais juifs, lesquels avaient refusé l’asile à leurs erratiques confrères et consœurs viennois et berlinois en détresse lors de cette même période d’instauration du nazisme. Craignaient-ils la concurrence ? [3]
Je songeais à ces remarquables “femmes de l’ombre”, Muriel Gardiner, Dorothy Burlingham, Ruth Mack Brunswick, Anna Freud, Marie Bonaparte... , qui offrirent aux plus chanceux parmi les psychanalystes et les politiques d’atteindre l’Amérique où, d’ailleurs, on ne leur rendit pas la vie facile.
Je songeais à ceux qui trouvèrent refuge in-extremis n’importe où dans le monde, dans les pays nordiques, en Amérique du Sud, jusqu’en Asie du Sud-Est, passant par l’Italie, la France, la Russie, la Suède, l’Europe...
Et à ceux qui furent assassinés.
Je me disais que le nazisme, la “fracture de l’histoire”, n’avaient eu aucun impact sur le germe reproducteur du narcissisme des petites différences, phénomène qui, chez les humains, étaient demeuré inchangé, en Israël comme ailleurs.

3 - Réaction que j’inclus dans les “motifs triviaux” précités.

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En octobre 2005, c’était le nouvel an israélien, les vacances. Les parents “sabras” - ainsi nomme-t-on ceux nés en Palestine avant la création de l’État d’Israël -, de ma génération, ayant vécu et s’étant rencontrés au kibboutz et à l’armée, se réunissent en famille et transmettent aux plus jeunes tradition, coutumes et histoire. Certains parmi les plus âgés occupent parfois leur retraite à parcourir le monde, à la recherche de traces, de noms propres, de lieux qu’ils trouvent vidés de Juifs.
Étrangement, leurs enfants et petits-enfants paraissent sans passé, comme si la question que se posent tous les enfants depuis que l’inconscient existe : “D’où est-ce que je viens ?”, ne les concernait pas.
Aujourd’hui, les ascendants de ces premiers “sabras”, qui avaient afflué d’Europe Centrale, d’Allemagne, d’Europe de l’Est, des confins de partout... , ne sont plus très nombreux.
J’ai aussi parlé avec des “non-sabras”, non-nés en Israël, jeunes idéalistes des débuts de l’État, dont la famille avait fui l’Allemagne, l’Autriche, l’Europe Centrale, eux-mêmes installés en Israël quelquefois via la France, l’Amérique du Sud, les confins de partout... ainsi qu’avec ceux qu’Israël était allé chercher, ces dernières décades, en Éthiopie et en Russie...
Les kibboutzim, depuis plus de soixante ans, se sont raréfiés et à part peut-être ceux des sans-le-sou et, dans un style presque contraire, ceux des religieux, ce ne sont plus les kibboutzim d’antan, ils ont été transformés en sortes de coopératives à économie mixte. Sur la durée, quand on l’a pu, on les a quittés pour fonder une famille privative et s’établir en ville. Les générations suivantes font des études et réussissent dans la vie.

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J’ai donc séjourné au quotidien, pendant et en dehors des fêtes, voilà comment nous vivons. Et ce à quoi j’ai été le plus sensible c’est à l’indifférence culturelle pour ce qui se passe à l’extérieur des frontières et en émane, en même temps qu’à l’impassibilité pour qui n’est ni soi ni parmi “les siens”. La tension entretenue par le climat de conflits incessants ne m’a pas paru, en soi, une raison suffisante à ce manque d’intérêt, à l’absence de curiosité, au refus de créer des liens avec le reste du monde.
Israël m’est apparu comme une sorte de pays cadet - ainsi le dit-on d’un enfant - de l’Amérique, par les goûts, les coutumes, les mœurs, l’éducation, la vie culturelle, artistique... Or, privée des moyens considérables du modèle américain, cette posture apparaît comme assez bancale. M’est venue à l’esprit l’expression de classe “nouveaux riches” [4], qui passent sans voir les gueux mendier, même quand ils jouent fort agréablement du violon classique dans les rues de Tel-Aviv, la capitale-vitrine “branchée”. Qui intitulent “La Philippine”, du nom de l’archipel, la nurse non-juive recrutée pour prendre soin des très vieux dépendants, derniers rescapés de la Shoah. Appellation déjà moins pire que “Bécassine”, “Marie”, “La bonne”, “L’employée de maison” ou “La technicienne de surface”...
Israël ne se différencie en rien de n’importe quelle civilisation occidentale, à cela près que la question de l’antisémitisme ne s’y pose pas, à tel point qu’on a l’impression qu’Israël a oublié que l’antisémitisme existe, persiste, tel une morsure historique sans fin, bien vivace, partout dans le monde.
À cela près également que l’on y respecte l’enfant, et ce n’est pas rien.
Mais pour ce qu’il en est du pouvoir exorbitant des religieux, de la xénophobie [5], des ravages du narcissisme des petites différences, de l’absence de solidarité interculturelle, ils sont les mêmes où que l’on se trouve.
C’est l’Amérique sans sa profusion matérialiste, ne serait-ce qu’à cause du gouffre financier que constitue l’entretien de l’armée et des moyens de défense. C’est l’Amérique à laquelle on s’identifie et vers laquelle on tend. Mais c’est une Amérique encore posée sur les décombres historiques de tous les idéalismes, des illusions ruinées, une “Little” Amérique confrontée à la guerre chronique.

4 - À partir de ce que l’on appelait autrefois “La moyenne bourgeoisie” évidemment, ce genre de question ne se pose nulle part dans le monde pour les “plus démunis” [sic], les anciens prolétaires et sous-prolétaires. L’“élite”, quant à elle, est la même qu’à peu près partout, snob.

5- Dont je ne suis pas exemptée, l’analyse permettant, justement, de la reconnaître en soi et de s’en méfier suffisamment pour ne pas lui laisser la liberté d’agir.

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C’est là une identification ordinaire, qui fait que s’agglutinent à pas feutrés les masses autour d’une idéologie, autrement dit d’un Surmoi collectif. Le Surmoi, se présente-t-il comme démocrate, étouffe, contredit la notion même d’inconscient. Le Surmoi est l’incarnation du dictateur qui est toujours un manipulateur. Mais si l’inconscient, par essence, échappe à toute manipulation psychique, il peut par contre être évacué, arasé, drogué sous la contrainte.
Bien que le Surmoi, en tant qu’il se manifeste par le langage - plus précisément par une sémiotique [6] -, dérive de l’inconscient, il semblerait qu’il ne puisse être que collectif, puisqu’il se construit à partir de modèles collectifs, souvent pervers, sadiques, fétichistes - parents, éducateurs, idéologies, Dieu, totems, tabous... Mais cela n’implique pas que l’inconscient, ses formations, ses fantasmes, réminiscences, symptômes, l’organisation de sa psyché pour chacun/e à partir d’une histoire propre parmi des invariants humains, le soient. L’Inconscient est un concept, sur ce point seulement, on peut le dire collectivisable.
C’est pourquoi “L’inconscient collectif” est une formule qui fonctionne comme un slogan idéologique, de même que, pour exemple, celle, impossible, contradictoire, de “devoir de mémoire” et autre “foule gagnée par la psychose”. Le pouvoir, la force, écrasent les champs du symbolique et de l’imaginaire, ne laissent d’espace qu’à un réel violent, tueur, au déchaînement du narcissisme des petites différences...
L’Inconscient, en tant que concept, a produit, avec le Surmoi, son pire antagoniste.

6 - G. L. Universel. Sémiotique - Science générale des modes de production, de fonctionnement et de réception des différents systèmes de signes qui assurent et permettent une communication entre individus et/ou collectivités d’individus.

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À l’image des États-Unis, Israël, clos sur lui-même, est un pays ordonné en strates [7], dont les seuls chenaux de communication intérieurs et extérieurs entre humains se matérialisent par le commerce des biens de consommation. Cependant, la population ne se mélange pas. Suite ou non à un désir d’“Alya”, on y reçoit volontiers, mais vraiment sans aucune chaleur, ce et ceux qui rapportent des devises - parmi eux les retraités à l’aise, les richissimes donateurs/fondateurs d’un monument, d’une institution, d’un musée à leurs noms, les investisseurs, les jeunes... recrues pour l’armée... les forces vives.
L’autarcie relationnelle ne serait-elle que l’expression d’une gêne, qui adhèrerait à ce pays depuis soixante ans, devant la dépendance nationale financière, devant la pauvreté qui s’accroît, la disparité des revenus, devant le ratage, que l’on a du mal à reconnaître, d’une idéologie que l’on avait rêvé prodiguer le lait, le miel, la douceur de vivre ? Pourquoi tant d’intellectuels, d’artistes, laïcs, n’y trouvant pas de place, cherchent-ils encore aujourd’hui à quitter, souvent sans grand succès, le pays ?
Toutes ces composantes font d’Israël un État occidental au Proche-Orient NORMAL, une démocratie NORMALE, qui abrite une population NORMALE - commetoutlemonde, ni plus ni moins, ni même autrement, à partir du moment où l’on ne nie pas, où l’on ne bafoue pas son existence [8], qui est un fait, et où Israël n’est plus contraint à la guerre incessante qui rend exsangue le budget de l’État.
Guerres successives dont il faut souligner au passage qu’à aucun moment, pas une fois, les Israéliens ne furent les instigateurs.

7 - J’insiste sur le fait que ces considérations sont subjectives, elles n’engagent que mon point de vue.

8 - La négation de la réalité, comme la négation des chambres à gaz, à pour nom générique négationnisme.

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Le narcissisme des petites différences y est le même que partout ailleurs, quelle que soit la civilisation où il opère, puisqu’il relève NORMALEMENT de la structure de l’Œdipe, où l’enfant mégalomane et sadique de tous les pays, par ses identifications à l’adulte, s’applique à éliminer un prochain qu’il considère plus faible, jalouse ce qui n’a ou estime n’avoir pas, ce qu’il n’est ou estime n’être pas, veut assurer sa prééminence, sa domination sur l’autre, l’asservir. Le narcissisme des petites différences constitue le moteur de la haine [9].
Il s’oppose à l’expression inventée par les hommes du “droit à la différence”, où la plupart du temps, on s’identifie à la ressemblance, au même que soi. Peut-être pourrait-on modifier légèrement ce droit en le complétant par “droit [inaliénable] aux petites différences” ?

9 - En ce qu’il serait issu, collectivement, de ce qui est désigné généralement au plan individuel par “invidia” chez l’enfant.
Cf. Gaffiot, Invidia - 1 malveillance, antipathie, hostilité, haine. 2Jalousie, envie.

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Traduisons provisoirement en langage courant le concept de “Narcissisme des petites différences” chez Freud, par le terme d’“incompatibilité”. Je ne retiendrai, parmi celles proposées, que deux définitions puisées dans Le Grand Usuel Larousse,


• Incompatibilité - Biologie. Type de relation entre deux lots chromosomiques de sexe opposé qui ne peuvent pas s’unir par fécondation. (L’incompatibilité est fréquente entre deux espèces du même genre et constante pour deux genres différents, même voisins.)
• Incompatible - Mathématiques. Se dit d’un système d’équations dont l’ensemble des solutions est vide.


Voilà le résultat, “L’ensemble des solutions est vide.”
Ajoutons que, parmi les petites différences, nous pouvons inclure ce qui affecte le champ de la “liberté d’expression”, valeur démocratique fondamentale. Très débattue en ce février 2006, elle n’existe et ne concerne que le langage, son organisation en un système cohérent de communication pour les humains pensant et parlant. C’est-à-dire par l’intelligence, en opposition à la sauvagerie, aux “acting-out”, individuels et collectifs.
Et essayons de tracer une ligne de partage entre ce qui ressortit au juridique et ce qui regarde la psychanalyse.
Si les “acting-out”, où la médiation du langage et de l’entendement sont ignorés, relèvent de la juridiction, pour ne pas dire de la loi, il est peut-être utile de distinguer loi juridique, celle de la collectivité, et loi symbolique pour chaque humain séparément. Toutes deux ont ceci de commun qu’elles éveillent chez chacun/e le désir infantile de la transgresser.
Transgresser la loi juridique, conçue et établie à leur mesure par des humains pensants, gestionnaires de la vie de la collectivité, est censé exposer aux sanctions.
Pour la psychanalyse, le désir de transgression est un phénomène normal - pourtoutlemonde - chez l’enfant, il appartient à sa psyché perverse-polymorphe. Quand, au cours de l’évolution de l’enfant, une pulsion sexuelle, avec sa dérivée qui est la représentation que s’en fait sa psyché, se fixe sur une satisfaction perverse, la transgression par mépris de toute loi peut fonctionner automatiquement à la fois dans l’analytique et le juridique, selon qu’il y a “acting” sur la scène publique ou pas. Il arrive, assez fréquemment, que le public et le privé se mêlent. D’un point de vue seulement analytique, chez Molière, quand Sganarelle lance à Don Juan : “Qui n’a point de loi vit en bête brute”, nous réalisons combien “la fixation à un stade infantile” de Don Juan en a fait un être dépourvu d’éthique minimale. Que s’est-il passé ? Nous ne le saurons pas, cela ne se confie sur aucune autre scène que privée. La vie de Don Juan ne sera qu’une suite de fuites en arrière, de piétinements, et le patrimoine qu’il amasse, un comptage. Aucune place, dans sa vie, pour le rêve, pas d’avenir. Une dérobade perpétuelle qui ne cessera, avec sa chute dans le néant, que par la main du Surmoi que représente la Statue de Pierre. Don Juan n’est jamais pris en défaut, au plan légal, sur la scène publique. Mais dans le privé, dans le réel, dénué de symbolique, tout lui est permis selon son seul plaisir, “Viva la libertad”. Il attaque, une à une, la personne au cœur de son être - les femmes, chaque autre de toutes conditions, son père... Mais un jour, essoufflé de vivre sans limite au mépris de l’existence de l’autre, dont il profite comme d’un objet, réel ou de fantasme, qu’il injurie, abuse, veut avilir, ne sachant plus comment donner un sens à sa vie ni trouver sa propre fin, il n’a d’autre alternative que de provoquer un Commandeur, qui n’est en fait qu’un fantasme surmoïque, puisque le Surmoi se situe dans lechamp de l’imaginaire.


(Une parenthèse, pour ne pas éluder le champ de l’imaginaire : l’imaginaire est particulièrement pauvre et répétitif chez ces gens-là.)


Quelle est la fonction de la loi symbolique ? Elle seule permet de sublimer ses pulsions, selon un processus qui ouvrira sur une éthique destinée à faire évoluer la civilisation.
J’ai relevé trois exceptions - sans doute parmi d’autres - où le concept de loi de toute nature est sans effet : chez le “kamikaze”, pour qui le suicide ne représente symboliquement rien, n’a aucune valeur, puisqu’il fonctionne, non en être pensant, mais en tant qu’objet manipulé, en tant qu’arme détenue par un pouvoir totalitaire. Chez le suicidaire qui nous jette au visage que vivre pour lui fait plus mal que la douleur physique. Chez le fou.

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Voyons maintenant ce que ditFreud du narcissisme des petites différences.


Le Tabou de la virginité • 1918

Dans les expressions qui se différencient peu de la terminologie usuelle de la psychanalyse, Crawley met l’accent sur le fait que chaque individu s’isole des autres par un “taboo of personal isolation”, et que ce sont justement les petites différences à l’intérieur même de ressemblances communes qui créent des impressions d’hostilité et d’étrangeté entre eux [10]. Il serait intéressant de prolonger cette idée en faisant dériver, de ce “Narcissisme des petites différences”, l’hostilité qui, dans toute relation humaine, l’emporte à l’évidence largement sur le sens de la solidarité et sur l’injonction d’amour universel entre les humains.

10 - Crawley :The mystic rose, a study of primitive marriage, London 1902.

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Psychologie de Masse • 1921

La psychanalyse met clairement en évidence ceci qu’une relation émotionnelle de longue durée entre deux personnes [...] [11] contient un résidu d’instinct de rejet, d’hostilité, qui n’échappent à l’intuition que par suite du refoulement.
[...]
Ce pourquoi une telle sensibilité est allée se porter justement sur ce point particulier de la différenciation, nous ne le savons pas ; il est cependant indéniable que dans la façon qu’ont les humains de se conduire, se manifeste une disposition à la haine, une agressivité d’origine inconnue, à laquelle on pourrait attribuer la qualité d’élémentaire [12]
.

11 - À l’exception, écrit Freud, de la relation mère-fils.
12 - Freud renvoie dans ce passage à Pour introduire au concept de narcissisme. De notre côté, nous continuons de ne pas savoir si la haine, en tant que représentation d’un concept linguistique, est une pulsion primaire, innée, aussi nous la situons encore prudemment un peu plus tard, lors de la formation des identifications de l’enfant à l’adulte.

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Das Unbehagen in der Kultur • 1930

Il n’est manifestement pas facile aux humains de renoncer à leur penchant pour l’agression ; ils ne s’en sentent pas mieux pour autant. Le cercle culturel restreint présente l’avantage inestimable d’offrir une issue à la pulsion agressive, en lui permettant d’ouvrir les hostilités contre ceux qui ne lui appartiennent pas. Il est toujours possible d’unir par les liens de l’amour une assez grande masse d’hommes, aussi longtemps qu’il en reste suffisamment à l’extérieur sur qui diriger la pulsion d’agression. Je me suis déjà occupé du phénomène, où justement des communautés voisines, apparentées ou/et proches géographiquement, se font en permanence la guerre et se bafouent mutuellement. Ainsi les Espagnols et les Portugais, les Allemands du Sud et ceux du Nord, les Anglais et les Ecossais etc.[13] J’ai donné à ce phénomène le nom de « Narcissisme des petites différences », ce qui contribue peu à le rendre clair. On y reconnaît toutefois une satisfaction aisément acquise et relativement inoffensive de la disposition agressive, qui facilite la cohésion entre les membres d’une même communauté. Les Juifs, dispersés parmi tous les horizons ont, dans cette perspective, rendu un service inestimable aux civilisations qui les hébergeaient ; malheureusement, tous les massacres de Juifs au Moyen Âge n’ont pas suffi pour donner une forme plus paisible et plus sûre aux confrères Chrétiens. Après que l’Apôtre Paul eut fait de l’amour entre humains le fondement universel de sa communauté chrétienne, s’ensuivit, inévitable, l’intolérance la plus extrême de la Chrétienté contre ceux qui n’y étaient pas affiliés ; intolérance religieuse demeurée étrangère aux Romains, dont la vie de l’État, en tant que chose publique, n’était pas fondée sur l’amour, encore que pour eux, la religion relevait de l’État et l’État s’en trouvait infiltré de religion. Ce ne fut pas l’effet d’un hasard fortuit si le rêve d’une suprématie germanique mondiale s’en remit à l’antisémitisme et si le communisme, avec son intention d’instaurer en Russie une nouvelle civilisation, a trouvé son étai dans la persécution des bourgeois. On se demande cependant avec inquiétude ce que les Soviets mettront en œuvre, une fois tous les bourgeois exterminés.

13 - Un peu plus loin, “ ...les Ariens contre les Sémites, les Blancs contre ceux qui ne le sont pas... ”, ajoutons à l’infini... les Palestiniens contre les Israéliens... les “beaux” contre les “laids” et les “normaux” contre les “anormaux” surtout quand c’est selon le modèle physique et psychique grotesque d’Hitler qui en définit les cotes, les jeunes contre les vieux, les chiites contre les sunites, les ashenazes contre les sépharades, ce qui appartient à la conservation de l’espèce mais dont l’humain n’est pas responsable contre ce qui lui revient, intellectuellement, en propre... bref, nous assistons en continu au perfectionnement de l’eugénisme. Dans le Moïse... , Freud revient sur ce qu’il a observé du narcissisme des petites différences au sujet de l’antisémitisme, et le développe dans Pourquoi la guerre ? [supra].

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C’est sur ce sujet du narcissisme des petites différences que je propose de reprendre les réunions de travail cette année.


M. W.
2 mars 200

 



© ψ [Psi] • LE TEMPS DU NON 2006
cela ne va pas sans dire