Psychanalyse et idéologie

Ernst Lothar et le narcissisme des petites différences

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • L'innommable

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  « The Unspeakable one »

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

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Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

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© Micheline Weinstein

 

Narcissisme des petites différences et naissance du mouvement ouvrier autrichien*

dans l’Empire austro-hongrois de François-Joseph

in

Ernst Lothar

Mélodie de Vienne

1944

Éd. Liana Levi, 2016 pour la traduction française

 

[N’ayant pas encore reçu la version originale en allemand de « Die Engel mit der Posaune* • Roman eines Hauses », à la lecture, je reste réservée quant à la traduction française. Les lectrices et lecteurs intéressés assisteront, avec cette épopée familiale viennoise romanesque sur trois générations, à la dislocation de l’empire austro-hongrois, à la naissance du mouvement ouvrier autrichien**, et après avoir incidemment croisé Hitler recalé en 1888 au concours de l’Académie des Beaux-Arts de Vienne, à la genèse explosive de la 2e G. M. Avec ce livre, étonnamment moderne en ce qu’il évoque tout aussi bien la balkanisation actuelle de l’Europe, Ernst Lothar prolonge dans son style singulier la partition flamboyante de « La Marche de Radetzky » (1932) de Joseph Roth. En voici un extrait. • M. W.]

 

* « L’Ange au trombone • Roman d’un immeuble [de la Maison Autriche] » + Film de Karl Hartl, Autriche 1948.

** Cf. Viktor Adler, Mouvement ouvrier, 1888.

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L’ange au trombone • Michel-Ange

 

« […] - Je sais bien, l’avait coupé Fritz. Et c’est pour ça que nous discutons ! L’oncle Otto Eberhard, qui n’a pas que des défauts au demeurant - je ne sais si tu en as pris conscience, mais la correction absolue, ce n’est pas rien ! -, pense que rester ensemble une fois qu’on est ensemble revêt une signification majeure. On se sépare tout de suite ou jamais. D’accord, ailleurs qu’en Autriche on dirait que c’est de la folie ! Mais en Autriche, la folie procède de la méthode. L’Autriche est une communauté obligée, ça ne t’avait jamais frappé ? Une cohabitation d’éléments disparates ! Les Tchèques détestent les Allemands. Les Polonais les Tchèques. Les Italiens les Allemands. Les Slovaques les Tchèques. Les Slovènes le Slovaques. Les Ruthènes les Slovènes. Les Serbes les Italiens. Les Roumains les Ruthènes. Et les Hongrois tout ce qui n’est pas eux - extra Hungariam non est vita et si est vita, non est ita ! Ce que tu as concocté dans ce devoir de baccalauréat dont tu es si fier est complètement absurde ! Qu’est-ce que ça veut dire finalement “l’Autrichien” ? Ça n’existe pas ! C’est une appellation inventée par les Habsbourg pour justifier leur pouvoir ! Quand l’Autrichien parle allemand comme toi et moi, il se considère comme l’Autrichien par excellence et s’imagine que le Tchèque, l’Italien et le Polonais ressentent la même chose et vénèrent comme lui la ville impériale, le Prater des polichinelles, la valse, les guinguettes, le célèbre “cœur d’or des Viennois” et les tra-la-la-i-ou des tyroliennes. Idiot ! Le Polonais de Przemysl, l’Italien de Trente et le Tchèque de Budweis passent, eux, leur vie à se demander comment ils vont bien pouvoir sortir de cette fichue prison, où leur propre langue n’a pas statut de langue officielle mais d’infâme petit-nègre, et où on leur prouve du matin au soir qu’ils sont des individus de troisième catégorie, tout en exigeant néanmoins, ben voyons, qu’ils fassent trois ans de service militaire pour les Viennois de la première catégorie et paient des impôts leur vie durant ! Qu’est-ce qu’un Anglais ? Quelqu’un qui parle anglais et qui se sent anglais. Qu’est-ce qu’un Autrichien ? Quelqu’un qui parle le ruthène ou le slovaque et doit se sentir autrichien. Complètement aberrant ! Et pourquoi ? Je te le demande un peu, monsieur le bachelier ! Parce qu’un beau jour - je suis mauvais en dates - les Turcs ont menacé Vienne - et qu’alors ça fait sens de leur opposer tous les peuples qui se trouvaient dans le coin, de langue allemande ou non. Repousser le péril turc, c’est ce qu’on nous a seriné, à toi comme à moi. C’était la mission de l’Autriche et, tant bien que mal, les Italiens et les Ruthènes l’ont faite leur. Seigneur, plutôt les Habsbourg que les Turcs ! Mais maintenant que le péril turc n’existe plus que dans les manuels d’histoire, dis-moi un peu ce qui pourrait encore les persuader qu’il vaut mieux être gouverné par François-Joseph - à savoir cohabiter avec des voisins peu aimables dans un immeuble locatif - qu’être libre dans sa propre maison ? Voilà ce que moi j’entends par être seul ! On peut aussi bien l’entendre du point de vue national que psychique !

Sur quoi Hans avait réfléchi, puis dit, assez affecté :

- Mais tu n’as pas envie d’être Autrichien ?

- N’as-tu donc pas d’oreille, esprit peu mélomane ? » avait répliqué Fritz, indigné, en rejetant la tête en arrière. « Je ne veux être rien d’autre qu’Autrichien ! Quand j’arrive à Berlin avec une ponctualité d’horloge à l’Anhaltcr Bahnhof, cette première manifestation du perfectionnisme allemand me fait déjà regretter notre bon vieux laisser-aller viennois. Quand je vais à l’Opéra de Paris, je bénis chacun de nos ouvreurs de Vienne ! Les understatements des Anglais me font froid dans le dos. Je me fiche éperdument de la civilisation américaine où l’on grimpe au ciel en ascenseur pour mieux enterrer la culture. Mais je suis un Autrichien qui sait que l’Autriche n’est une nécessité vitale qu’aux Habsbourg et aux Viennois. Et si tu veux, aux habitants de Salzbourg et de Graz ! Un peuple sans sentiment national est une absurdité. Et les Autrichiens n’en ont pas. »

À une autre occasion, Fritz lui avait dit : « Pour l’amour du ciel, ne crois pas ce que raconte ton grand-père Stein ! C’est un homme intelligent - mais un patriote libéral du genre de monsieur Friedjung qui passe ici pour un historien parce qu’il voudrait façonner demain sur le modèle d’avant-hier ! Il confond notre empereur avec Joseph II et tient François-Joseph pour un monarque sous-estimé. Il n’y eut jamais règne plus prospère : l’âge d’or des Autrichiens selon lui et ses pareils. Certes, si par Autrichiens ils entendent les curés, les aristocrates, les militaires, les fonctionnaires, les conseillers en tous genres ou les compositeurs d’opérette qui passent l’été à Ischl - et peut-être aussi les peintres et les comédiens de la cour, les virtuoses de musique de chambre et les écrivains bourgeois dont le problème, vois Schnitzler, est la société à partir d’un certain niveau de revenus et dont la conception des problèmes ne vaut pas un clou -, ils ont peut-être raison. Mais pour les autres - ceux pour qui “le sommet” des arts, des sciences et du commerce entre les gens et les choses ne se résume pas aux cortèges fleuris du Prater et aux fleurs artificielles -, notre empereur est une catastrophe ! Un homme qui a dit textuellement à je ne sais plus quel président américain : “Vous voyez en moi le dernier monarque de la vieille école”, et qui, de plus, en est fier ! Car, qu’était cette vieille école sinon une entreprise de dressage des sujets, dont le devoir consiste à se sacrifier pour la dynastie - au lieu que ce soit le contraire ! Et ces sujets sont si braves et ces dynasties si éprises de l’idée sacrée d’empire ou de monarchie qu’elles l’ont rabâchée à leurs sujets jusqu’à ce qu’ils croient que la personne d’un empereur ou d’un roi est au-dessus de tout, intouchable - même quand c’est une nullité ! Regarde la reine Victoria, la version féminine de François-Joseph mais à moins courte vue, puisque anglaise. A-t-on jamais entendu un Anglais dire que c’en sera fini de l’Angleterre quand la vieille Victoria aura cessé de vivre ? Ici, en revanche, ces messieurs qui radotent sur l’âge d’or de l’ère François-Joseph ressassent continuellement qu’à la mort de l’empereur, l’Autriche s’écroulera ! Pourquoi donc, si elle est en plein essor ? Eh bien, je vais te le dire ! Parce que c’est un essor fictif, qui profite aux étages nobles, alors que les mansardes et les sous-sols sont habités par le désespoir. C’est donc parfaitement inepte de se bercer de l’illusion de “la sécurité de notre existence” ! Regarde cette maison qu’on peut si bien comparer à l’Autriche que c’en est effrayant. Les Hegéssy, les Paskiewicz et autres ressortissants des “nationalités fidèles à l’empereur” y sont laminées... Dans cent mille autres maisons, ils tombent encore plus bas, dans des caves où ils n’ont rien à bouffer et n’ont qu’à s’écraser. Les Drauffer, moi excepté je te prie, et les Otto Eberhard prospèrent. Tu en sais plus que moi sur le quatrième étage - mais ça n’a pas l’air d’être un havre de tranquillité. Crois-tu qu’il soit jamais venu à l’esprit de notre empereur, qui non content d’avoir l’allure d’un colonel à la retraite en a aussi la mentalité, que pourrait exister un patriotisme autrichien, qui aurait certes à voir avec l’Autriche, mais absolument rien avec le dévouement à son auguste personne ? Il est obsédé par l’idée que c’est la dynastie qui doit présider au sentiment national, pour lui, patriotisme équivaut à sentiment national ! Il a totalement oublié ce que Joseph II savait déjà il y a cent ans, à savoir que l’idée de dynastie ne fédère les sujets qu’aussi longtemps qu’ils ont un avenir ! Gouverner signifie donner aux gens un présent et - surtout - un avenir ! Or tout ce qu’on nous donne, c’est, au mieux, un passé galvanisé ! Ne viens pas me parler maintenant de cet “Autrichien” cher à Anton Wildgans qui survivra à tout ! S’il y a un caractère autrichien, c’est bien l’absence totale de caractère ! »

Hans commençait à voir les choses et les gens sous ce jour-là et cessait (l’expression était de Fritz) de demander aux chardons de donner des groseilles, quand se déroulèrent à la […]

                           

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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