© Causeur • Elisabeth Lévy • Alain Finkielkraut 
  
    
  Texte
    
  de
    
  L’esprit de l’escalier
    
  
  [Avec l’autorisation de Causeur]
    
  
  
     
  
  Dimanche 8 janvier 2017
    
  
  12 h – 12 h 30 sur RCJ
    
  
  
     
  
  Alain Finkielkraut
    s’entretient avec Élisabeth Lévy sur l’actualité de la semaine
  
  
  
    
  
  En partenariat avec causeur.fr
    
  
  
     
  
  http://radiorcj.info/diffusions/40436/
    
  
  
     
  
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  « L’esprit de
    l’escalier »
  
  
  
     
  
  Une émission d’Élisabeth Lévy avec Alain
    Finkielkraut
    
  
  
     
  
  Un partenariat RCJ Causeur
    
  
  
     
  
  Élisabeth Lévy. Bonjour à tous, bonjour Alain Finkielkraut, et bonne
    année.
    
  
  
     
  
  Alain
    Finkielkraut. Bonjour.
  
  
     
  
  É. L. Alors, c’est une polémique que l’on n’attendait pas, en tout cas pas du
    raisonnable Vincent Peillon, philosophe et incarnation du socialisme mainstream, si
    vous m’autorisez cet anglicisme, et peut-être pas maintenant, deux ans après
    l’attentat de Charlie Hebdo qui a
    inauguré la page la plus sanglante de l’histoire du terrorisme islamiste en France.
    L’ancien ministre de l’Éducation, qui publiait en 2010 un essai intitulé Une religion pour la République • La foi
      laïque de Ferdinand Buisson, était invité mardi sur France 2 [« L’Entretien politique » du 3 janvier
    2017] où il s’est livré à une attaque en règle contre la laïcité, qu’il a
    curieusement associée au régime de Vichy, estimant que certains voulaient
    l’utiliser contre les musulmans victimes d’amalgames avec les islamistes
    radicaux comme on l’avait fait dans le passé avec les juifs - la comparaison
    n’est pas de moi mais de Vincent Peillon. Suite au tollé suscité par ces
    affirmations et alors que de nombreuses voix appelaient le professeur à un peu
    plus de rigueur historique, Peillon a promptement rétropédalé et expliqué qu’on
    l’avait mal compris ou qu’il s’était mal exprimé. Reste, Alain Finkielkraut,
    qu’on a plutôt l’habitude d’entendre cette outrageante et stupide comparaison dans
    les rangs de l’islamo-gauche d’Edwy Plenel, ou à la rigueur chez les amis de Martine Aubry, que
    chez ceux de l’actuel président de la République. Alors vous me direz si la
    bourde, si cette bourde, est une simple anicroche, ou si elle traduit une
  évolution plus profonde de la gauche qu’on appelle encore pour quelques mois
  « gauche de gouvernement ».
  
  
  En deuxième partie de l’émission, nous évoquerons la résolution de l’ONU
    sur la colonisation de la Cisjordanie et le climat politique en Israël. Mais
    commençons par Vincent Peillon, dont je vais citer les propos exacts, j’ouvre
    les guillemets donc : « Certains veulent utiliser la laïcité - ça a
    déjà été fait dans le passé - contre certaines catégories de population,
    c’était il y a quarante ans, les juifs à qui on mettait des étoiles jaunes. C’est
    aujourd’hui un certain nombre de nos compatriotes musulmans qu’on amalgame
    d’ailleurs souvent avec les islamistes radicaux. » Bon, passons sur la
    confusion entre « il y a quarante ans » et les années 40, mais
    comment avez-vous vous même réagi à ces propos ? Est-ce que vous les avez
    vus en direct ? Ou est-ce que vous les avez entendus ensuite ?
    
  
  
     
  
  A. F. Non, je les ai vus
    en tout cas, pas en direct, mais avec les nouvelles technologies, on peut
    revoir les images. Et, je vous demande précisément, Élisabeth Lévy, d’imaginer
    un instant que vous soyez examinatrice ; que vous ayez à noter le premier
    grand oral médiatique du candidat Peillon à la primaire de la belle alliance
    populaire. Aussi encline que vous soyez à la bienveillance, et aussi désireuse
    de ne laisser personne sur le bord du chemin…
  
  
     
  
  É. L. [rire] Ah, vous me prenez pour un prof de gauche !
    
  
  
     
  
  A. F. … vous vous sentiriez obligée, la mort dans l’âme, de le
    recaler. Aucun politique même en grande difficulté n’a commis un tel nombre
    d’erreurs, de bourdes, d’approximations, d’aberrations même, en si peu de
    phrases. On n'a jamais évidemment voulu utiliser dans le passé la laïcité contre
    les juifs, ce n’est pas « il y a quarante ans » mais dans les années
    40 que les juifs portaient l’étoile jaune…
    
  
  
     
  
  É. L. Ça, c’est le plus pardonnable.
    
  
  
     
  
  A. F. … et il est
    particulièrement malvenu de laisser entendre qu’on obligerait aujourd’hui les
    musulmans à arborer des signes distinctifs alors même que, avec l’interdiction
    notamment du voile intégral, le législateur est animé par le souci d’abattre le
    mur vestimentaire qui sépare les musulmans des autres Français afin d’assurer
    leur intégration. Quant à comparer la situation des musulmans sous Vichy ou
    dans les années 30 à celle des juifs d’aujourd’hui…
  
  
     
  
  É. L. Non c’est l’inverse ; des musulmans d’aujourd’hui à celle des juifs
    de Vichy… Mais peu importe, on a compris…
  
  
  
     
  
  A. F. Pardon. Quant à
    comparer la situation des musulmans d’aujourd’hui à celle des juifs à Vichy ou
    dans les années 30, à l’époque de Vichy ou dans les années 30, c’est choisir
    d’oublier que dans les communautés arabo-musulmanes, l’antisémitisme est, selon
    la formule du sociologue algérien Smaïn Laacher, « déposé dans l’espace domestique, déposé
    dans la langue », quand les parents veulent réprimander leurs enfants, ils
    les traitent de « juifs ». C’est oublier aussi qu’on chercherait en
    vain dans les années 30 ou 40 du XXe siècle l’équivalent juif de
    l’État islamiste et du terrorisme qui nous frappe.
    
  
  
     
  
  É. L. Et puis, excusez-moi, dans les années 30 et 40 il n’y avait pas des
    tribunaux, des lois, des condamnations et un État de droit, qui évidemment
    protègent les musulmans comme absolument tous les citoyens. D’ailleurs, tout le
    monde a pensé - bon alors évidemment cette phrase, il l’a bien répété,
    s’adressait au Front national, c’était sûr et certain -, tout le monde a bien
    vu en sous-texte que c’était contre Valls. Mais est-ce que même le Front
    national est passible de telles accusations ?
    
  
  
     
  
  A. F. Mais bien sûr que
    non, bien sûr que non, bien sûr que non.
  
  
  
     
  
  É. L. Si vous voulez, est-ce qu’on peut faire campagne de façon aussi
    mensongère ?
  
  
  
     
  
  A. F. Cette analogie n’a
    aucun sens. Et il faut rappeler que Vincent Peillon a été ministre de
    l’Éducation nationale, il est agrégé de philosophie, cette accumulation de
    bourdes énormes est d’autant plus surprenante de cet homme, de la part de cet
    homme bardé de diplômes, qu’il n’appartient pas - d’ailleurs vous l’avez
    souligné, vous l’avez signalé dans votre présentation, Élisabeth Lévy -, il
    n’appartient pas à cette frange du parti socialiste qui, sur la lancée de l’anticolonialisme,
    ne cesse de rappeler la France au respect des autres cultures, de lui rabattre
    son caquet. Et qui d’ailleurs, à chaque fois que la
    culture musulmane est prise en défaut sur la question des femmes, dénonce
    l’explication culturaliste comme une forme déguisée de racisme. Je m’attarde un
    instant…
    
  
  
     
  
  É. L. Ce qui consiste en permanence à regarder le doigt pour ne pas voir la
    lune, quand même. Alors, attardez-vous…
  
  
  
     
  
  A. F. Alors, je
    m’attarde ; cette gauche-là réussit le prodige intellectuel de débouter l’Occident
    de sa prétention à l’universel, et de le doter dans le même temps des attributs
    de l’ubiquité et de l’omnipotence. C’est lui le grand tireur de ficelles, c’est
    lui qui est à l’initiative de tout…
  
  
  
     
  
  É. L. Enfin de tout le mal.
    
  
  
     
  
  A. F. … c’est lui dont les actions féroces suscitent
    les réactions radicales, c’est lui qui par son hégémonie, son arrogance, sa
    violence, fabrique ses pires ennemis. Ainsi, pour le parti multiculturaliste,
    il n’y a qu’un seul sujet d’histoire, l’Occident. Ce parti ne célèbre l’autre
    que pour mieux l’annihiler.
  
  
  
     
  
  É. L. Et d’ailleurs, c’est le parti que vous avez
    vous-même, Alain Finkielkraut…
  
  
  
     
  
  A. F. … appelé « le parti de l’autre ».
    
  
  
     
  
  É. L. … appelé « le
    parti de l’autre ».
  
  
  
     
  
  A. F. Et alors, justement Benoît Hamon est…
    
  
  
     
  
  É. L. Vous parlez de Benoît Hamon, là ?
    
  
  
     
  
  A. F. J’ai dit Benoît
    Hamon, je fais des lapsus mais je n’en fais pas tout le temps.
  
  
  
     
  
  É. L. [rire ] Pardon.
    
  
  
     
  
  A. F. Benoît Hamon est l’un des membres les plus éloquents de ce parti
    justement. Il le représente en quelque sorte à la primaire de la belle alliance
    populaire - je ne peux pas me lasser de répéter cette formule… Elle est
    tellement extraordinaire…
  
  
     
  
  É. L. [rire] Et à chaque fois que vous dites ça,
    j’ai tellement envie de rire.
  
  
     
  
  A. F. Alors, donc. Mais
    Peillon, ne mange pas de ce pain-là.
  
  
     
  
  É. L. Oui.
    
  
  
     
  
  A. F. Il a combattu
    l’idéologie tiers-mondiste, et il le fait toujours. Alors, pourquoi ce
    revirement ? Eh bien, pour des raisons tactiques, vous y avez fait
    allusion, il s’agit de se démarquer de Manuel Valls et de cette conception -
    ils sont trop durs - de la laïcité qui a fait jusqu’à présent, jusqu’à ce qu’il
    soit candidat à l’élection, sa marque de fabrique. Donc, il s’agit de se
    démarquer de Manuel Valls. Mais à ces raisons tactiques s’ajoutent des raisons
  électoralistes ; les habitants des quartiers difficiles - des quartiers sensibles,
    des quartiers populaires, vous choisissez l’épithète qui vous paraît la plus
    pertinente -, donc les habitants de ces quartiers se sont inscrits massivement
    sur les listes électorales. En 2012, ils ont contribué à l’élection de François
    Hollande en difficulté partout et notamment dans les sondages. Vincent Peillon
    rêve de rééditer l’exploit. Et c’est cela qui est particulièrement
    décourageant.
  
  
  
     
  
  É. L. D’autant plus qu’il aura sans doute la honte et le déshonneur…
    
  
  
     
  
  A. F. Sans doute.
    
  
  
     
  
  É. L. … car je ne vois pas de mouvements dans nos
    banlieues…
  
  
  
     
  
  A. F. … en sa faveur, pour le moment…
    
  
  
     
  
  É. L. … de mouvements d’enthousiasme, ni en sa faveur
    ni en la faveur d’aucun autre candidat de la belle alliance populaire…
  
  
  
     
  
  A. F. Oui, mais si nous
    allons au-delà de Peillon, on se rend compte que les défaites idéologiques du
    politiquement correct - qui souvent vous réjouissent, et sans doute à juste
    titre, Élisabeth Lévy -, ces défaites sont sans conséquence, car sur le terrain
  électoral il reste très puissant. Ceux-là mêmes qui le rejettent par
    conviction, le politiquement correct, comme Vincent Peillon, y souscrivent par
    opportunisme. Ça veut dire qu’il n’y a pas qu’un seul chemin, hélas, qui mène à
    la soumission.
  
  
  
     
  
  É. L. D’accord. Mais peut-être une objection, c’est que je crois que tout
    simplement ça risque de se solder par la défaite parce que je sens dans ce pays
    quand même une très grande inquiétude, et c’est ma dernière question sur ce
    sujet, ça intervient au moment où… - pardon je cite le numéro de Causeur, je cite, notamment parce que
    son auteur est décédé le 25 décembre, l’enquête que nous publions sur la RATP -,
    mais il y des tas de signaux partout où l’on voit l’avancée, le grignotage,
    l’emprise islamistes se renforcer soit dans des territoires, soit dans des milieux,
    soit dans des entreprises, il y a…
    
  
  
     
  
  A. F. Justement, ça se
    renforce et vous le montrez très bien, mais - et donc à cela de plus en plus de
    gens réagissent -, mais il faut aussi compter avec l’activisme déchaîné du
    Collectif contre l’islamophobie en France. Marwan Muhammad
    traitait comme un héros…
    
  
  
     
  
  É. L. … par Le
    Monde.
    
  
  
     
  
  A. F. … par Le Monde, et
    par la presse américaine, notamment le New
      York Times. Alors, celui-ci [le CCIF] pratique
    le harcèlement judiciaire, Pascal Bruckner en a été victime, ce sera dans
    quelques semaines le tour de Georges Bensoussan. Cela aussi va avoir un effet,
    car quand bien même le CCIF, le Collectif contre l’islamophobie
    en France, serait débouté de ses deux plaintes, son attitude, son comportement,
    cet activisme judiciaire, va conduire beaucoup de gens à une certaine autocensure ;
    ne pas aller trop loin pour n’avoir pas à subir cette épreuve, et de toute
    façon le procès.
    
  
  
     
  
  É. L. Eh bien, je ne le crois pas, je crois que vous ne vous tairez pas plus,
    que Bruckner ne se taira pas.
      
  
  
     
  
  A. F. Espérons.
    
  
  
     
  
  É. L. Et par ailleurs, j’attire votre attention - j’en conclus là-dessus - sur
    deux tout petits faits mais quand même significatifs ; que même
    France 2 nous a donné à voir un reportage sur Sevran, où l’on voit
    l’exclusion des femmes et un garçon qui nous dit : « Ici c’est le
    bled c’est pas la France. » Et que même Le Monde, Le Monde qui célèbre d’un coté Marwan Muhammad, a publié cette semaine un édifiant reportage sur la mosquée de
    Stains, où on voit un imam qui est très républicain, qui l’est d’ailleurs
    réellement, qui n’a absolument pas vu que sa mosquée était devenue un vivier de
    recrutements pour l’État islamique. Donc même Le Monde… La prise de conscience, Alain, progresse…
  
  
  
     
  
  A. F. … la prise de conscience progresse…
    
  
  
     
  
  É. L. … et le dénégationisme des candidats socialistes, à mon avis…
   
  
    
  A. F. Oui, alors Benoît
    Hamon a quand même dit à propos de ce reportage à Sevran que c’était la situation
    des cafés ouvriers à la fin du XIXe siècle, Jean-Luc Mélenchon a dit :
  « De toute façon, il y a des cons partout. » Mais surtout l’autre
    branche, l’autre domaine d’activité du CCIF, c’est
    précisément les élections. Un lobby est en train de se constituer, et on va
    vous expliquer dans les circonscriptions quels sont les candidats très islamophobes,
    un peu islamophobes ou pas du tout islamophobes. Et cela va jouer. Je me
    souviens quand même, je me souviens d’une époque où les hommes politiques
  étaient obsédés par le vote juif. Certains hommes politiques de droite,
    qui étaient des gens irréprochables par ailleurs…
   
  É. L. À Paris, pas en Seine-Saint-Denis.
  
     
  
     
  
A. F. …, étaient convaincus précisément que c’est du fait du vote juif que Valéry
  Giscard d’Estaing avait perdu les élections en 1981, du fait de son
  comportement un peu étrange au lendemain de l’attentat de la rue Copernic. Le
  vote musulman, c’est quand même une autre paire de manches, au niveau local où
  déjà l’électoralisme sévit, et là… 
  
     
  
  É. L. Oui, oui, Xavier Lemoine, le maire de Montfermeil, me dit que déjà il a…,
    alors soit par le biais de EELV, par le biais des Verts,
    soit des listes vraiment communautaristes ouvertement, mais qu’il a déjà 15 à
    20 % de son opposition qui est islamiste, ouvertement.
  
  
     
  
  A. F. Alors, il y a un
    clientélisme au niveau municipal, et il risque d’y avoir, en effet, prise en
    compte du vote musulman par les candidats aux élections législatives et aux
  élections présidentielles. Voilà pourquoi la défaite idéologique du
    politiquement correct ne suffit pas tout à fait à me réjouir, car
    l’opportunisme est là aussi pour prendre le relais d’une idéologie très…, très attaquée.
    
  
     
  
  É. L. Ne m’en veuillez pas, je me tairai pendant la deuxième partie, mais il
    faut quand même que je vous pose la dernière question ; est-ce qu’il n’y a
    pas vraiment par ailleurs, en dehors des bêtises de Vincent Peillon, est-ce qu’il
    n’y a pas un risque aujourd’hui que nous portions un regard qui devient de plus
    en plus hostile, non pas sur les islamistes, sur les séparatistes, etc., mais
    sur le musulman du coin de la rue, Alain Finkielkraut ?
  
  
  
     
  
  A. F. Ah, bien sûr, ce
    risque existe, il faut sans cesse le dénoncer. En même temps on est privé de
    mots, le « pas d’amalgame », c’est un terme abscons, c’est devenu une
    expression, ça se dit en un seul mot et c’est complètement ridicule, depuis
    qu’elle est utilisée de manière absolument systématique, justement par ceux qui
    se soustraient à toute critique par la victimisation systématique. C’est ça la
    grande stratégie du Collectif contre l’islamophobie en France, on dit qu’il y a
    un antisémitisme qui se répand dans la communauté arabo-musulmane, on le dit
    d’une manière qui choque, on crie à l’islamophobie et ça évite de se demander
    si c’est vrai.
  
  
  
     
  
  É. L. Bien sûr.
    
  
  
     
  
  A. F. Donc il faut aider
    les musulmans à sortir de ce confort de la victimisation et en même temps, et
    pour mieux les aider précisément, il ne faut pas cesser de faire la distinction
  à laquelle vous nous appelez, Élisabeth Lévy.
  
  
  
     
  
  É. L. Car bien sûr la victimisation que vous dénoncez, et à juste raison,
    n’empêche pas qu’il y a parfois des victimes.
  
  
  
     
  
  A. F. Voilà.
    
  
  
     
  
  É. L. Alors, passons à notre deuxième sujet. Ce sera peut-être le principal
    héritage de Barak Obama sur le Moyen-Orient dans le fond, c’est grâce à
    l’abstention américaine que la résolution 2234, qui exige la cessation
    immédiate de la colonisation dans les territoires palestiniens occupés,
    colonisation qui menace, selon elle, la viabilité d’une solution à deux États,
    que cette résolution a été adoptée le 23 décembre par quatorze voix donc,
    quatorze des quinze membres du Conseil de sécurité et une abstention. Israël a
    répliqué sur le mode « même pas peur », dénoncé la trahison du
    secrétaire d’État John Kerry et annoncé la réduction de sa contribution à
    l’ONU. Alain Finkielkraut, faites-vous partie de ceux qui pensent que ce texte,
    qui condamne par ailleurs les actes terroristes, est fondamentalement
    anti-israélien ?
  
  
  
     
  
  A. F. Non. Ma réponse
    est claire et immédiate pour une fois.
  
  
     
  
  É. L. J’en suis soufflée !
    
  
  
     
  
  A. F. J’ai été convié ce
    matin à participer à une manifestation de solidarité avec Israël, pour
    témoigner justement de cette hostilité à cette résolution de l’ONU, et on me
    demandait de prendre la parole. J’ai décliné cette invitation du CRIF et je ne
    l’ai pas fait de gaieté de cœur, car je déteste hurler avec les loups et
    l’unanimité contre Israël m’inquiète toujours. Mais il se trouve…
  
  
  
     
  
  É. L. Ne pas parler ce n’est pas hurler.
    
  
  
     
  
  A. F. … Mais il se trouve…
    Oui, mais je pourrais, quand les loups hurlent, essayer de leur répondre de ma
    voix douce. Il se trouve que j’ai lu intégralement l’allocution prononcée par
    John Kerry pour expliquer justement le vote américain, ou plutôt le refus de
    mettre son veto à la résolution de l’ONU dont vous avez parlé. Ces remarques de
    John Kerry…, ce texte est admirable. Il est long, et
    il est intact, d’une rigueur tout à fait extraordinaire. Je pourrais
    contresigner chaque ligne. Kerry rappelle que l’administration Obama a bloqué
    tous les efforts, et qui sont très nombreux, de délégitimisation d’Israël. Il souligne l’ampleur du soutien militaire des États-Unis à Israël,
    il dit que cet engagement a quelque chose de personnel pour lui. En 1986, il a
    fait son premier voyage en Israël, il est allé à Massada, il a nagé dans la mer
    Morte, il est allé sur les hauteurs du Golan, il a volé sur l’espace aérien
    d’Israël, il a pu se rendre compte justement de l’étroitesse de cet espace et
    du besoin de sécurité d’Israël. Il condamne dans le même texte le terrorisme
    palestinien, il condamne le double langage de l’autorité palestinienne, il n’a
    pas de mots assez durs pour critiquer le Hamas qui, au lieu d’assurer une vie
    décente aux habitants de Gaza, détourne le matériau de reconstruction pour
    bâtir des tunnels et menacer ainsi Israël d’attaques meurtrières contre les
    civils. Il ajoute que les colonies ne sont pas la seule cause ni même la
    première cause du conflit, mais il dit que les implantations qui se multiplient
  à l’est de la barrière de sécurité n’ont pas pour but de renforcer la sécurité
    d’Israël, elles alourdissent le fardeau sécuritaire qui pèse sur les épaules de
    Tsahal. Il dit que la seule solution viable pour Israël, c’est la solution à
    deux États. Un seul État : Israël à ce moment-là a le choix, il ne peut
    pas, dans une solution à un État, rester juif et rester démocratique en même
    temps.
  
  
     
  
  É. L. Il a dit…, et je crois que son discours
  était : il faut choisir en gros…, il dit ça, il dit qu’Israël doit choisir
    entre être juif et être démocratique tout de même…
  
  
  
     
  
  A. F. Voilà, bien sûr,
    c’est ce qu’il dit, exactement.
  
  
  
     
  
  É. L. Alors, je ne l’ai pas compris comme vous, moi.
    
  
  
     
  
  A. F. Il a dit…
    
  
  
     
  
  É. L. L’idée d’Israël, c’est d’être un État juif et démocratique, s’il faut
    choisir entre les deux…
  
  
  
     
  
  A. F. Non, il dit que dans
    une solution à un État où les Israéliens seraient minoritaires, ou bien ils
    sont juifs et, à ce moment-là, ils ne sont pas démocratiques puisque toute une
    partie de la population est privée des droits…
  
  
  
     
  
  É. L. J’ai compris, pardon.
    
  
  
     
  
  A. F. …, soit ils sont
    démocratiques et, à ce moment-là, Israël cesse d’être un État juif.
    
  
  
     
  
  É. L. Alors, je voudrais tout de même vous soumettre juste un des arguments de
    William Goldnadel dans Le Figaro. Il
    dit attention, cette résolution ne fait aucune différence entre Jérusalem, le Mur
    des Lamentations, et les territoires qui ont été annexés en 1967, donc
    essentiellement la vieille ville, et le reste de la Cisjordanie. Qu’est-ce que
    vous répondez à ça ?
  
  
  
     
  
  A. F. Je réponds en
    tout cas que John Kerry fait la différence.
  
  
  
     
  
  É. L. D’accord.
    
  
  
     
  
  A. F. Et il dit que ce
    n’est pas du tout la même chose. Mais Goldnadel a
    raison de dire que le quartier de Gilo n’est pas une
    colonie, reste que…
  
  
  
     
  
  É. L. Et, il dit aussi que cette résolution, disons, alimente…, comment dire…,
    le révisionnisme palestinien, et que tout de suite les Palestiniens ont
    d’ailleurs dit…, et ont d’ailleurs évidemment parlé du droit au retour, voilà.
    
  
  
     
  
  A. F. Oui, et là encore,
    sur le droit au retour John Kerry est extrêmement clair.
  
  
  
     
  
  É. L. Pardon, maintenant je ne vous coupe plus.
    
  
  
     
  
  A. F. Il dit simplement
    que, avec la multiplication des implantations, les Palestiniens vivent dans des
    enclaves séparées, ils sont sous occupation, et il pose cette question
    remarquable de simplicité, de candeur et de profondeur à la fois : « Quel
    Israélien accepterait cela ? » Alors, je sais bien qu’il n’y a peut-être
    pas de partenaire. Évidemment le Hamas n’est pas un partenaire, évidemment le
    Hamas pourrait prendre le pouvoir en Cisjordanie…
  
  
     
  
  É. L. Et Abbas ne l’est plus tellement non plus.
    
  
  
     
  
  A. F. …, et je ne suis
    pas de ceux qui fuient les dures réalités de l’Histoire dans les postures
    morales, l’angélisme n’est pas mon genre. Mais, au même moment où quelques
    jours après le vote de cette résolution, le soldat israélien qui a achevé un
    terroriste palestinien alors qu’il était à terre, ce soldat a été reconnu
    coupable par un tribunal militaire. Il s’appelle Elor Azaria. Et, vous vous souvenez que l’état-major, notamment
    le chef d’état-major avait condamné son attitude : Gadi Eizenkot. Eh bien, il y a aujourd’hui des
    manifestations en Israël pour dénoncer ce jugement, des slogans du genre :
  « Gadi [Eizenkot],
    prépare-toi, Yitzhak Rabin cherche un ami. » Voilà, ce que l’on entend
    dire aujourd’hui en Israël.
  
  
  
     
  
  É. L. Enfin, comme dirait Mélenchon, il y a des cons partout.
    
  
  
     
  
  A. F. Oui, il y a des
    cons partout. Mais ce que l’on voit à travers ce genre d’attitude, à travers
    des sondages qui témoignent d’une solidarité forte d’une partie de la
    population israélienne vis-à-vis de ce soldat, ce que l’on voit, c’est l’effet
    lentement corrupteur de l’occupation : perte des repères moraux, érosion
    d’un certain nombre de principes fondamentaux de la décence commune, et on
    pourrait même parler d’un effondrement progressif du surmoi qui, au temps de
    ses exploits, faisait la gloire d’Israël. On parle d’un retour de la religion, d’un
    retour de la tradition, je vois au
    contraire apparaître le risque de remplacement de la religion surmoïque, qui
  était celle des juifs, par une religion nationale ; d’un Dieu
    intransigeant par un Dieu désinhibiteur ; un nouveau nihilisme, celui
    auquel n’aurait pas du tout pensé Dostoïevski : puisque Dieu existe alors
    tout m’est permis. Et cela me fait peur. Alors, il y a encore…
    
  
  
     
  
  É. L. Est-ce qu’il ne reste pas très minoritaire ?
    
  
  
     
  
  
     
  
  A. F. Il y a encore des
    garde-fous en Israël. Oui, je crois que ce genre d’attitude est minoritaire,
    oui, je crois que le slogan dont je vous ai parlé, qui a dit « Prépare-toi,
    Yitzhak Rabin cherche un ami », susciterait chez une majorité d’Israéliens
    des réactions de droite.
  
  
  
     
  
  É. L. Y compris religieux, et je vous invite à ne pas faire d’amalgame entre
    tous les religieux, voilà.
  
  
  
     
  
  A. F. Bien sûr
    religieux, surtout religieux. Quand je parle du grignotage d’une certaine
    religion surmoïque par une religion nationale, c’est cela que je voudrais
    indiquer. Et je pense que même le président d’Israël, Rivlin,
    qui est un homme hostile à la solution de deux États, a des critères moraux qui le conduiraient, le conduisent, à s’indigner de ce
    genre de propos. Il n’en reste pas moins que nous devons prendre conscience de
    cet effet corrupteur de l’occupation dont on va fêter bientôt le
    cinquantenaire, ce statu quo doit être dénoncé, on doit tout faire pour en
    sortir. Les Israéliens n’y arriveront pas tout seuls, je n’ai pas confiance
    forcément dans la partie palestinienne, mais il est tout à fait légitime de
    leur demander en preuve de bonne volonté, un arrêt au moins provisoire, un gel
    de la colonisation pour que des négociations puissent reprendre.
  
  
  
     
  
  É. L. Donc là, vous pensez que la résolution de l’ONU n’est pas contre productive
    comme le disent certains.
    
  
  
     
  
  A. F. Non.
    
  
  
     
  
  É. L. Et, bien que Ban Ki-moon ait déclaré que l’ONU
  était une organisation absolument anti-israélienne, il l’a dit malheureusement
    après être parti, mais je ne pense pas qu’il faisait allusion au Conseil…
  
  
  
     
  
  A. F. Non…
    
  
  
     
  
  É. L. Il parlait de l’Assemblée générale.
    
  
  
     
  
  A. F. Il fait sans doute
    allusion à l’Assemblée générale. On sait le rôle effroyable du Conseil des
    droits de l’homme de l’ONU…
  
  
  
     
  
  É. L. Oui, de la Commission des droits de l’homme, vous avez raison.
    
  
  
     
  
  A. F. …, dommage que Ban Ki-moon ait parlé si tard. Là, il s’agit du Conseil
    de sécurité, il s’agit de la décision américaine, et Kerry, je le dis pour terminer,
    signale qu’il a eu des centaines d’heures de discussion avec Netanyahu pour
    essayer de le convaincre, sans jamais aucun résultat. Et cela est décourageant.
  
  
  
     
  
  É. L. Et alors, peut-être faut-il craindre pour le futur que Trump joue auprès des Israéliens le rôle que les amis des
    Palestiniens ont joué longtemps auprès d’eux en les empêchant…
  
  
  
     
  
  A. F. Exactement.
    
  
  
     
  
  É. L. … en leur interdisant en quelque sorte…
    
  
  
     
  
  A. F. Voilà, voilà…
    
  
  
     
  
  É. L. … en les empêchant d’avancer vers toute
    concession. Donc, ce n’est peut-être pas une si bonne chose.
  
  
  
     
  
  A. F. Exactement. Et, Abba Eban disait des Palestiniens qu’ils « ne manquent
    pas une occasion de manquer une occasion », et on a l’impression que, vous
    avez raison, Trump risque de jouer ce rôle-là avec
    les Israéliens aujourd’hui.
  
  
  
     
  
  É. L. Alors, merci, cher Alain Finkielkraut, de nous consoler un peu des
    malheurs du temps en les éclairant, en les rendant un peu plus intelligibles.
    En attendant dimanche prochain, on peut vous lire dans le dernier numéro de Causeur qui est disponible en kiosque.
    On peut aussi réécouter cette émission sur www.causeur.fr, http://radiorcj.info, et pour ceux qui
      auraient déjà jeté leur vieux poste à galène, vous pouvez toutes les semaines
      nous écouter en direct sur ces deux sites. Encore tous mes vœux à vous, cher
      Alain, et à vous tous, chers auditeurs.