Psychanalyse et idéologie

Françoise Dolto / Jean-Jacques Moscovitz

La psychanalyse nous enseigne qu’il n’y a ni bien ni mal pour l’inconscient

Avant-propos de Micheline Weinstein

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte
Samuel Beckett • « L’Innommable » • Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964
It is easier to rais a templethan to bring down there the worship object.
Ø

Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.
Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the politicalpart can be an excuse.

Bertha Pappenheim

Françoise Dolto / Jean-Jacques Moscovitz

© J.-J. M. / M. W. / ψ [Psi] LE TEMPS DU NON
ISSN 0995 15 47 / 1995
ISBN 2-9512542-7-X • Dépot légal, avril 1999

La psychanalyse nous enseigne qu’il n’y a ni bien ni mal pour l’inconscient

30 décembre 1987

Avant-propos


Ce 30 décembre 1987, je déjeunais chez Françoise Dolto,comme presque tous les ans à la même époque. Elle se préparait à cet entretien enregistré avec Jean-Jacques Moscovitz, qui souhaitait recueillir les réflexions de F. D. au sujet du film « Shoah », de Claude Lanzmann.
Depuis le temps de ma rencontre, enfant de la guerre, avec Françoise Dolto, je trouvais assez étrange ce que nombre d’analystes faisaient de ce qu’elle disait, davantage encore avec la mort de Lacan, et bien plus après sa mort à elle.
Françoise Dolto disait toujours la vérité, sa vérité subjective. Pas de double langage, pas de sophismes, pas de litotes.
J’ai décrypté mot à mot cet entretien que m’avait confié Jean-Jacques Moscovitz en 1988, puis je l’ai mis en texte avec à l’oreille la voix, le style, les temps de silence, de scansions, de l’un et de l’autre.

ψ [Psi] • LE TEMPS DU NON n’a pu matériellement, financièrement, le publier une première fois qu’en 1995*. Sept ans au cours desquels, chez nombre d’analystes, des passions flambèrent, jetées sans égard dans les médias, attisées, féroces, assassines. N’importe qui pouvait faire dire n’importe quoi, n’importe comment, à n’importe qui**. Beaucoup qui, à la suite de leurs enseignants, avaient manifesté une certaine condescendance envers Françoise Dolto, commencèrent à se réclamer d’elle après la mort de Lacan, en 1981, davantage encore après sa mort à elle, en 1988, établissant ainsi, sans gêne aucune, une mythique sinon mystique appariade conceptuelle, Dolto / Lacan, dont chaque analyste serait œdipiennement le ou la légataire. Or, aucun mixage théorique, aucune “adaptation” pratique, aucun mariage de leur pensée respective, ne sont concevables.
Le titre de cet entretien « La psychanalyse nous enseigne... »
, est la première réplique de Françoise Dolto à la question de Moscovitz, “Comment un psychanalyste se situe-t-il par rapport à « Shoah » ?”
J’ajouterai, comment un/e psychanalyste se situe-t-il dans le monde des humains, dans l’histoire de la pensée, dans son temps ? Moscovitz, de sa place, y a répondu - et Françoise Dolto ne l’aurait pas contredit - quand, récemment, il s’est agi de l’enfant. Ce fut à l’occasion, en 1999, de la sortie d’un film navrant, s’étayant de la Shoah pour montrer que la vie est belle, qui décrocha internationalement une kyrielle de prix. Moscovitz écrivait dans le journal « Le Monde », qu’il n’est pas besoin de s’appuyer sur la Shoah, sur le projet d’anéantissement des Juifs, pour raconter ni pour montrer l’amour d’un père pour son fils.
En 1999, la psychanalyse nous enseignait-elle toujours “qu’il y a ni bien ni mal pour l’inconscient” ?
Lors de sa première publication, en 1995, Jean-Jacques Moscovitz avait proposé un débat public à partir de cet entretien. Ce débat n’a jamais eu lieu, ni hier, ni aujourd’hui.


M. W . / mars 1999 / avr. 2001 / sept. 2005


Notes

* Cf. M. W., La nuit tombe aux environs de 16 H 30, nouvelle édition, Paris, sept. 1998.
** Note d’avril 2001 - Récemment encore au sujet d’une polémique médiatique assez obscène, dans « Libération », destinée une fois de plus à déconsidérer F. D.
ø

La psychanalyse nous enseigne qu’il n’y a ni bien ni mal pour l’inconscient

J-J. M.
Le film de Claude Lanzmann est sorti en avril 1985. Comment un psychanalyste se situe-t-il par rapport à « Shoah »?


F. D.
La psychanalyse nous enseigne qu’il n’y a ni bien ni mal pour l’inconscient. Il y a des désirs qui sont à la fois persévérance de l’individu et à la fois de persévérance de sa nécessité, comment dire, grégaire. Il a besoin des autres. Nous nous apercevons que l’inconscient qu’a étudié Freud, c’est l’inconscient individuel. Si bien que ça ne nous prépare pas du tout à quelque chose qui est d’un ordre où les sujets sont pris dans les mailles du collectif. Et d’ailleurs ça se voit dans « Shoah » que ces gens sont effarés de ce qu’ils ont été eux-mêmes, parce qu’ils en parlent maintenant. Mais en même temps, la plupart n’ont pas le sens de la responsabilité de ce qu’ils ont fait.


J-J. M.
Tu veux dire, d’un côté comme de l’autre, les témoins, les polonais, les nazis, les bourreaux comme les victimes ?


F. D.
Alors là, les victimes, on ne peut pas en parler. Les familles des victimes, c’est ceux qui ne sont pas les victimés, c’est ceux-là qui souffrent le plus de ne pas avoir pu aider leurs latéraux ou leurs ascendants. Parce que, justement, c’est ce côté d’entraide - son frère c’est une partie de soi, sa mère, son père, c’est une partie de soi. Même si dans la libido individuelle on s’entredéchire, dès que c’est en public, le groupe se reforme quand c’est un groupe de type familial. Nous nous apercevons de ça en psychanalyse aussi. Cette solidarité dans les épreuves de la perversion, de la pulsion, de la toxicomanie par exemple. On s’aperçoit à quel point les gens sont solidaires les uns des autres, même ceux qui ne sont qu’accidentellement les témoins, parce qu’ils vivent huit jours dans leur famille où il y a un type comme ça. Tout le monde est envahi par l’épreuve de deshumanisation dans laquelle vit un grand névrosé ou un psychotique. Mais ça, c’est ce qui se passe dans les familles des Juifs qui ont eu des leurs qui ont été des victimes. C’est un sentiment de culpabilité qu’ils ont tous.


J-J. M.
Le langage se transmet par les parents, le fait de parler....

F. D.
Pas seulement, par les latéraux aussi, par les lettres, par les témoins.


J-J. M.
Oui, mais quand l’apparentement au langage ne se fait pas par les parents et si les parents eux-mêmes, de la génération qui a été témoin ou victime de cette affaire-là, se trouvent avoir un trou dans la pensée, ne pas pouvoir parler, des enfants, l’apparentement, comment se fait-il, comment passe-t-il ?


F. D.
Il se fait sûrement, mais de façon traumatique. De façon traumatique, si on n’en parle pas.


J-J. M.
C’est là où la notion d’inconscient intervient...


F. D.
Plutôt où se manifeste ce que la psychanalyse a découvert. C’est ce qui, de l’inconscient, n’est pas parlé, n’est pas symbolisé, qui se communique de façon traumatique.

J-J. M.
Il y a un an et demi, tu m’avais dit que le film, tu étais allée le voir toute seule.


F. D.
Oui, j’y suis allée seule. Le cinéma, j’aime y aller seule parce que ça ne sert à rien d’être à côté de quelqu’un puisqu’on ne peut pas se parler. Si c’est pour ne pas parler, c’est mieux qu’il n’y ait personne.


J-J. M.
Le cinéma, c’est un lieu de collectivité...


F. D.
Oui, de collectivité. Mais pas d’amitié avec quelqu’un qu’on connaît. Il n’y pas lieu d’y aller avec quelqu’un qu’on connaît. C’est tout à fait inutile.


J-J. M.
Tu m’avais dit une chose qui m’avait parue importante. Que le statut de la mort avait changé, que ça expliquait que les suicides d’enfants et d’adolescents étaient plus fréquents...


F. D.
Oui. D’ailleurs le fait même que l’on parle d’euthanasie, qu’on justifie, qu’on justicie, l’avortement, qu’on légalise l’avortement, on le dit, on dit ce mot-là, alors qu’on devrait dire qu’on dépénalise, on devrait dire dépénaliser l’aide à une mère qui veut avorter. Légaliser l’avortement, c’est incroyable qu’une société puisse dire ce mot-là. Avec ce mot-là, ça devient la loi, que la vie, c’est avec le conscient qu’on la régit. Alors que la vie est sourcée dans l’inconscient et n’est pas régissable par le conscient. Il ne faut pas la régir. Dans régir, il y a le mot roi. Le roi lui-même, s’il vit, s’il survit, c’est par son inconscient. Et tout ce qui peut jaspiner et ordonner et déclarer, c’est par le conscient, et encore par une partie tout à fait, enfin, obscène, obscène dans le sens très lourd du terme. Le conscient règle les questions des comportements d’apparence, les corps de mammifères debout que nous sommes et qui circulent les uns avec les autres. Pour qu’il y ait une relative harmonie, on établit des lois et, soi-disant, si on n’est pas dans ces lois, alors on est fautif. Ce n’est pas vrai pour ce qui concerne le surgissement de la vie et c’est très souvent du fait qu’on est hors ces lois-là, qu’on est au contraire au service de la vie dans l e vrai sens, procréatif et créatif du terme, de la vie charnelle et de la vie symbolique. Alors ceci trouble complètement les idées. Enfin, trouble... rend l’inconscient aussi valable, sinon plus, à respecter que le conscient. Le conscient, pour moi, est à dévaloriser par rapport à des forces profondes qui échappent au bien et au mal, au savoir que la vie serait le bien et la mort le mal. Au bien et au mal de cela, de la vie et de la mort. Qui peut décider pour un autre du bien ou du mal de sa survie ?


J-J. M.
Alors, le traumatisme, tu le verrais comment ?


F. D.
Ça n’échappe pas... Reste le problème de la cruauté du martyre. S’il y avait la mort immédiate, comme ça, par..., le rayon laser immédiat, le terme même de génocide disparaîtrait. Ce qui est insupportable dans Shoah c’est de voir comment la haine pour les Juifs a été orchestrée, et ce mépris, et cette disparition par mépris de l’être humain, en voulant l’humilier et lui faire perdre sa dignité humaine. Alors que faire mourir un ennemi, ce n’est pas dénier sa dignité humaine, c’est même parfois la reconnaître. Si faire mourir sans avilir et sans faire souffrir et sans déshumaniser le supplicié par rapport à son narcissisme... C’est ça que ça pose comme problème, ça pose le problème de la cruauté et du mépris, de la... dévalorisation d’un être humain traité comme un déchet. C’est tout à fait un autre problème que celui de la mort et de la vie d’un individu. Et encore un problème différent, est la mise à exécution d’un génocide.


J-J. M.
La mort n’existe pas dans l’inconscient, mais quand même, la mort fait limite au désir.


F. D.
Je n’en sais rien ! Fait limite au désir tel que nous le connaissons consciemment. Notre désir conscient n’a de dynamique que du fait de sa source inconsciente. C’est à un certain niveau qu’il devient conscient et peut alors subir un glissement de sens. C’est ce qui se passe dans les névroses, “c’est plus fort que moi, je ne sais pas pourquoi”. La dépendance toxicomaniaque, je ne sait pas pourquoi, je ne peut pas l’empêcher. Et tel que témoigné dans « Shoah », cette dépendance à la cruauté déstructurante et méprisante et avilissante de l’autre, c’est la dépendance à un surmoi extraordinairement fort. On voit comment ça s’est enraciné dans une terreur sacrée. Terreur de son père sadique du petit enfant, à l’époque prégénitale, homosexuelle, en tous cas passive quant aux pulsions alors en jeu, les pulsions actives étant toutes projetées dans la personne déifiée du père. Les garçons allemands ont grandi en étant habilités à croire qu’une race - les Juifs - du fait de sa convivialité entre eux, saurait mieux se défendre contre les difficultés économiques, et que cette race serait l’ennemi. Ils ont trouvé un bouc-émissaire, une race censée s’entraider mieux qu’eux. Eux-mêmes, avec l’éducation qu’ils avaient reçue, ne s’entraidaient pas, ils ne pouvaient qu’être des moutons obéissants qui, passivement, utilisaient leur force passive à créer une masse monolithique soumise au chef.


J-J. M.
Mais est-ce cela, le collectif ?


F. D.
La psychanalyse ne nous y prépare pas ! Qu’est-ce que tu veux, on ne peut pas prendre l’altitude avec un thermomètre ! On approche de l’altitude avec un thermomètre quand on sait qu’à partir d’un certain niveau il ne peut pas y avoir moins ou plus... mais ce n’est pas l’instrument adéquat. L’inconscient d’un individu est touché et parfois reste marqué par les effets du collectif sur lui, mais on ne peut pas appréhender avec finesse ce qui se passe pour un individu, mammifère, avec trente autour de lui auxquels il est fusionné, même dix autour de lui, qui refont une famille artificielle comme quand il était petit. Le groupe, parfois même un seul, peut jouer le rôle de mère porteuse ou jouer le rôle de père, c’est-à-dire de leader, et qui de ce fait supporte le transfert du père qu’il y a dans chacun de ces petits séparés et qui le voit dans un du groupe. C’est ainsi qu’un individu apparemment autonome peut, pris dans un collectif humain artificiel, momentané, ou organisé et durable, se comporter en objet partiel du groupe maternant ou en enfant subjugué par l’adulte.


J-J. M.
Depuis le film « Shoah », on ne se pose plus tellement la question de savoir pourquoi... Là il y a un suspens... Ce que le film lui-même montre, c’est quelque chose que, jusqu’alors, on n’avait pas encore imaginé, en tout cas que je n’avais pas pu imaginer, c’était l’existence... hallucinée de la mort... Et que la trans-mission que fait cette chose-là, pour beaucoup ça a été un traumatisme...


F. D.
C’était un cheminement vers la mort, et pas seulement vers la mort du corps. C’est ça qui est très important. C’est la mort de la dignité humaine...


J-J. M.
La mort de la mort...


F. D.
Non... la mort du... la mort du narcissisme, qui nous permet de vivre. Dans Shoah, il y a ceux qui arrivent à Treblinka, je crois, dans un pullman jusqu’à la fin, ceux-là je trouve que ce n’est pas la même chose que ceux qui ont été affamés, battus, soumis au travail forcé et finalement... dans la chambre à gaz. Ce sont les prolégomènes suppliciants qui sont dramatiques. On ne comprend pas que des gens qu’on peut rencontrer, tranquilles, depuis lors, aient prêté la main à ça. Imagine une foule irresponsable qui défile, qui est contente, qui braille et puis qui tomberait dans un précipice, tout le monde serait mort, ça ne serait pas du tout la même chose, ça ne serait que de la mort. La mort a quelque chose qui fait taire tout. Après tout il faut bien mourir, alors ceux-là sont morts comme ça... Mais c’est l’avilissement et le mépris qui montrent à quel point des gens que l’on croyait civilisés, les Allemands, que nous pouvons croire comme nous qui croyons être civilisés, eh bien, ça tient à rien. C’est cela qui ressort de Shoah, qui fait choc, révélation de notre saloperie à tous, aux plus policés et humains d’apparence.


J-J. M.
Est-ce que la fiabilité, dans l’humain, depuis ça, s’est altérée ?


F. D.
Voilà. Y compris la fiabilité en soi-même, tout simplement. C’est pour ça que je comprends très bien, je comprends qu’on ne veuille pas le dire aux enfants, qu’on ne veuille pas le dire aux générations d’après. Parce que dire ça, c’est ôter en chacun la confiance en lui-même.


J-J. M.
Il y a une horreur en soi...


F. D.
Une horreur en soi, dont nous sommes capables, chacun. Je pense que c’est l’effet que peut produire un film comme ça sur certains jeunes de huit à dix-huit ans, les rendre nihilistes à la façon romanesque des Russes avant la Révolution. Oui je suis un salaud, je suis... Une façon, déviée, de vivre masochiste, c’est-à-dire pervers. Vous n’y croyiez pas ? Voilà des témoins. Ça prouve que tout homme croisé dans la rue peut être un salaud, tu es un salaud, je suis un salaud, ton père est un salaud ou peut l’être d’une seconde à l’autre. La preuve, tel fils, son père officier, des médailles, son pays très fier de lui... Et voilà ce qu’il faisait. Avant de rentrer dîner.


J-J. M.
Est-ce que ça n’altère pas la fonction paternelle...


F. D.
La fonction filiale, la fonction paternelle, y compris la fonction génitrice de la mère, toutes les fonctions ! Je crois que ça ébranle complètement de voir un film comme ça. La foi dans l’être humain et dans toute “société humaine”. Ça ébranle complètement chez celui qui le voit, la superbe humaine... Ça démoralise...


J-J. M.
Ça démoralise. Mais est-ce que ça ne pose pas la question de l’antisémitisme ?


F. D.
Ça la pose, bien sûr... Ça pose la question du racisme...


J-J. M.
Du racisme en acte, pas du racisme intellectuel...


F. D.
Oui, c’est ça, du racisme en acte et qui est animal. Qui est montré comme fatal. Les fourmis rouges contre les fourmis vertes, c’est quelque chose d’animal. Qui, du fait de l’accès au langage, c’est à dire à un code de communication symbolique de la pensée, devrait être surmonté par les humains.

J-J. M.
Devrait ?


F. D.
Devrait. Alors que le langage, que la parole, que tous ces êtres étaient des gens qui savaient parler, qui pouvaient parler, et qu’ils en aient été réduits à... c’est quelque chose qui fait mentir tous les espoirs qu’un être humain peut avoir dans l’humanité. Je pense que cela peut développer le cynisme, justifier l’égoïsme, la lâcheté, le refuge dans l’individualisme. Se méfier des causes collectives.


J-J. M.
Il me semble que Lanzmann a raccommodé la parole...


F. D.
Oui, il a raccommodé la parole si tu veux, mais ce qui, moi, m’a frappée dans le film, ce n’est pas les paroles, c’est les visages qui arrivaient progressivement, d’interrogations répé-tées en interrogations répétées de Lanzmann, à retrouver un vécu passé, complètement dépassé par eux et que tout d’un coup, ils revivaient là, imaginairement réactualisé en leur mémoire, face à un descendant qui leur parlait, qui voulait savoir, comprendre cette horreur qui les réunissait. Sauf un ou deux nazis, imperméables à l’ignominie de leur revécu, qui se sont défendus : “J’ai obéi”, comme Barbie s’est défendu, de la même façon. “J’ai obéi. J’étais en service commandé. J’ai obéi, papa m’avait dit, papa c’est un monsieur très bien, alors tant pis !” Tout en sentant que ce n’était pas très bien, mais comme “papa” l’avait dit, “j’avais donc raison”. Les nazis, qui ont préféré papa, qui ont mis Hitler en place de Père idéalisé.


J-J. M.
Et les paysans polonais ?


F. D.
Les voisins, les patelins voisins...


J-J. M.
Ils étaient là, ils détournaient le regard, ils étaient parfaitement au courant de ce qui se passait. Pourquoi ne sont-ils pas entrés dans la résistance ?


F. D.
Parce que, certainement, ils ne se représentaient pas ce qui se passait, je ne crois pas qu’ils avaient une représentation de la cruauté. Pour eux, les Juifs, on les fait travailler, puis on les fait mourir. C’est une espèce de bétail qui gambade et puis un jour on l’abat.


J-J. M.
Il y a eu d’autres films, mais « Shoah » a ceci de particulier, indépendamment de la durée, de la texture, il y a un montage...


F. D.
Pour montrer que c’est logique, c’est ça qui est extraordinaire. C’est un long processus qui prouve que c’était logique, donc c’est humain quand c’est logique, bien que ça soit épouvantable. Et c’est ça qui est décourageant à montrer à des jeunes. Je crois que quand on est adulte, on peut le supporter, mais en même temps qu’on l’a supporté, on se dit mais... c’est trop...


J-J. M.
Mes enfants sont allés voir « Shoah ». Toi par exemple, est-ce que tu dirais à des enfants, des adolescents de quinze ans... ?


F. D.
Des enfants, non. Quinze ans, oui, ça dépend quels quinze ans. Dix-neuf ans, oui, parce que c’est un tournant tout de même après dix-huit ans. Avant on a encore besoin de croire qu’il y a des grandes personnes, des gens qui ont une certaine sagesse et qui sont porteurs de grade. C’est très difficile à des jeunes d’admettre que des porteurs de grade sont plus animaux que... plus irresponsables que le sous-off du coin qui a bu un verre de trop. De voir des gens être mus uniquement par des pulsions inconscientes, des gens qui sont à un niveau culturel... musiciens, cultivés, intellectuels, laisser un primate agir sur un frère humain qui était sur les mêmes bancs scolaires qu’eux ou qui aurait pu l’être et qu’ils ne reconnaissent plus. C’est tout d’un coup cette méconnaissance que, dans un être humain qui a un visage et une apparence humaine, eh bien non, le nazi n’y voyait qu’une tripe ignoble.


J-J. M.
Il y a de ça, c’est vrai... Mais pour les adolescents, tout ce qui est dit sur le nazisme, toutes ces croix gammées, plein de films, plus ou moins pornos d’ailleurs, la jouissance, ce film-là l’enlève...


F. D.
Oui, parce qu’il montre le nazisme obéissant proprement aux principes de l’intelligence logique. C’est une intelligence qui va au bout de sa logique.


J-J. M.
L’imaginaire est asséché, il n’y a plus d’imaginaire, il n’y en a plus eu pour les nazis... Cette dimension de l’horreur logique, a-t-elle à voir avec le symbolique ?


F. D.
Moi, je crois que ça a à voir avec le symbolique qui est prêté à une seule personne, celle qui commande et qui, elle, assume. Et puisqu’il y en a un qui assume, moi, je suis un exécutant. C’est une espèce de déformation de Dieu, vu dans un être humain.


J-J. M.
Dieu ! Ils se considèrent comme le peuple élu ?


F. D.
Non, se considérer comme l’exécutant d’un qui sait. Et comme il sait, je n’ai qu’à obéir parce que, lui, il sait. Et il ne peut que mon bien, puisqu’il sait. L’officier supérieur, il sait.


J-J. M.
Les officiers supérieurs, Hitler, Himmler, Heydrich...


F. D.
La Source de la Vérité, c’était eux qui la détenaient.


J-J. M.
Par rapport à Eichmann, il est mort en disant “J’avais, raison. J’avais raison car si je n’avais pas obéi aux ordres, qui m’aurait donné l’ordre de ne pas obéir aux ordres ?” Dieu....


F. D.
On doit entendre Dieu dans la parole de l’autre. Pas en soi. Chacun n’a pas Dieu en lui. C’est celui qui commande qui a Dieu en lui, il est plus que le médiateur de Dieu, il est Dieu...


J-J. M.
Qui obéit à quoi ?


F. D.
Il a obéissance à Dieu, il a son ordre, il est dans son ordre d’être un obéissant à Dieu, Dieu qui momentanément...


J-J. M.
Et le Père ?


F. D.
J’ai eu une altercation avec un rabbin une fois au Centre Rachi. Il disait : “le père c’est celui qui représente Dieu dans la famille, ce que dit le père, il a raison”. C’est complètement pervers ! C’était à propos des enfants séparés par le divorce...


J-J. M.
Ce n’est pas le Père de la Loi, c’est...


F. D.
C’est le juge qui doit décider et non pas le géniteur-père ni la génitrice-mère. C’est le juge qui est informé de ce que peuvent dire le père, la mère, les témoins. Nous savons que la justice humaine n’est jamais juste mais s’il y a une chance qu’elle soit moins injuste, c’est que ça ne soit pas le père qui prenne la décision. Après, il n’a pas voulu me dire au revoir...


J-J. M.
Par rapport à la première phrase du film, L’action commence de nos jours à Chelmno-sur-Ner, Pologne. Lanzmann va en Israël rencontrer l’enfant-chanteur, il va avec lui à Chelmno, sur les lieux-mêmes... C’est vrai que l’action commence de nos jours, c’est vrai que j’ai choisi d’être analyste par rapport à ça...


F. D.
Par rapport à quoi ?


J-J. M
Par rapport à ces événements, par rapport à mon grand-père... Mes parents ne pouvaient pas m’expliquer, il ne savaient pas m’expliquer... Je leur demandais “Pourquoi mes grand-parents sont-ils partis... ” Mon père me disait, “J’ai suivi le train en vélo, jusqu’à ce que je n’aie plus vu le train... ” Il s’est engagé dans les F.F.I. Il a fait la guerre. Il n’a pas compris. Il ne pouvait pas expliquer pourquoi...


F. D.
Il a suivi le train où il y avait qui ?


J-J. M.
Il y avait ses parents. Ses parents avaient été convoqués dans un cinéma... On les a embarqués en fiacre jusqu’à la gare, avec quelques autres. Ils croyaient qu’on allait les protéger. Ils étaient apatrides... (...) Ces corps perdus sont vraiment perdus.


F. D.
Moi, je ne pense pas...


J-J. M.
Moi, je pense que c’est ceux qui restent. Je le sens comme une amputation....


F. D.
Tu le sens, oui c’est ça...


J-J. M.
Quelque chose qui a amputé la parole elle-même...


F. D.
Oui, si on n’en avait pas parlé, si on n’avait pas parlé de la shoah. Dans « Shoah », ce ne sont pas les images qui comptent. Je n’ai au contraire que des souvenirs de statique. Des paroles et des paroles sur plan de thorax et de visages, des interrogatoires sans passion, étranges, des voix blanches qui disent des choses terribles. Le film ne me laisse aucun souvenir en tant que film, sauf les rails, un train, l’hiver. Ce qu’il me laisse, c’est le témoignage.


J-J. M.
En 1986, des jeunes ont pris la parole en disant “Plus jamais ça”, pensant que le slogan venait de mai 68.


F. D.
Moi, je croyais que c’était né à Verdun. C’est pendant la guerre de 14 que je l’ai entendu, petite fille. Chaque fois que l’on suivait le service d’enterrement d’un soldat tué à la guerre, il y avait quelqu’un pour le dire tout haut devant le cercueil : “Il est mort pour qu’il n’y ait plus jamais ça”. Alors, tu vois, on avait déjà vécu ça dans la génération dont je fais partie. “Plus jamais ça”, c’était une connerie puisque ça a recommencé pire, ça a recommencé pire, vingt ans après. Parce que les humains sont des êtres pervers, c’est terrible. Alors on se sent un être pervers parce qu’on en est un, d’être humain. Et on sent que ces gens sont comme nous. Avant l’holocauste, la shoah, on pouvait croire que c’étaient des salauds épouvantables, des bourreaux, des sadiques... comme on voit des masques épouvantables. Pas du tout, c’est monsieur-tout-le-monde, pépère, qui sort sa pipe, qui... Alors, tu comprends, ça ôte complètement... presque... ça peut ôter... à quoi bon, quoique je fasse, je ne suis qu’un salaud et je le resterai, alors tant pis, tuons les vieilles dames, bouffons, dansons...


J-J. M.
Est-ce que ça décrédite la parole ?


F. D.
Oui, ça décrédite la parole qui n’est pas complètement fusionnelle...


J-J. M.
Alors est-ce qu’on doit être complètement désespéré ou...


F. D.
Je ne sais pas. On espère toujours qu’il y en aura un qui saura s’en servir, de son intelligence... et agir selon son dire.