Psychanalyse et idéologie

La mémoire et le temps • Les antimémoires • Denise Baumann • La mémoire des oubliés

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • L’innommable

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  « The Unspeakable one »

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

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Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ  = Psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i délologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

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© Micheline Weinstein / 17-18 juin 2007

« La mémoire et le temps » •  « Les Antimémoires » • Denise Baumann • « La Mémoire des Oubliés »

« La mémoire et le temps » est l’intitulé de l’exposition Léo Ferré présentée par la Médiathèque Les Quatre-Chemins à La Trinité dans le Var, et dont le lecteur pourra trouver l’annonce sur le site, à la rubrique « Courrier ».

C’est un beau titre, dans lequel notre petite association se retrouve, aussi je me permets de le reprendre, de le citer simplement, en un petit signe de reconnaissance à son auteur.

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La révolution m’aurait entraîné si elle n’eût débuté par des crimes : je vis la première tête portée au bout d’une pique, et je reculai. Jamais le meurtre ne sera à mes yeux un objet d’admiration et un argument de liberté ; je ne connais rien de plus servile, de plus méprisable, de plus lâche, de plus borné qu’un terroriste.
[...]
Il y a toujours quelque chose de bon dans une révolution, et ce quelque chose survit à la révolution.
[...]
...la loi politique, c’est à dire liberté, égalité, fraternité.
Chateaubriand
Ces citations signées Chateaubriand sont extraites du livre de Alix de Saint-André, « Il n’y a pas de grandes personnes », titre choisi parmi les Antimémoiressde Malraux.
C’est, pour qui s’intéresse, “le”  livre à lire, seul de cette qualité, à la fois d’écriture et de propos. La passion est fougueuse, souvent irrespectueuse, et puis le temps passant, l’amour se fait tendresse et respect pour l’autre, pour le sens qu’il a donné à sa vie, pour son honnêteté intellectuelle - d’esprit, si l’on préfère - et qui le fait d’autant plus grand, et par là même isolé, qu’il est un auteur considérable. Ainsi évolua la passion de Alix de Saint-André pour André Malraux, son aîné de deux générations. Ce respect silencieux pour l’auteur s’adresse, c’est le même, à chaque auteur dont elle reconnaît la place unique qu’il aura occupée dans l’histoire de la littérature française, ici, dans ce livre, Malraux, Proust, Chateaubriand.
C’est un livre d’une écriture fluide, parfaite, qui traduit sans ambiguïté ce que pense son auteur et, ce que le lecteur espérait depuis plus d’un demi-siècle, absolument dépourvu du narcissisme détestable envahisseur de librairies et de bibliothèques.
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De la mémoire aux antimémoires, passons maintenant à la xénophobie humaine qui serpente au fil continu de l’histoire.
Pour se limiter strictement à ce qui nous concerne, j’intitulerai donc le texte qui suit,
 
Qu’est-ce que la xénophobie dans l’histoire de la psychanalyse ?
 
Ce serait - de la part des intellectuels, des humains pensant, littéraires, scientifiques, artistiques, parlant, écrivant, ayant les moyens quelconques et multiples d’exercer le pouvoir d’influencer les esprits, voire de laver les cerveaux -, d’avoir délibérément méprisé le nom qu’avait composé Freud pour désigner sa création d’une nouvelle discipline et partant, d’avoir délibérément méprisé le nom en même temps que la personne de son auteur.
Le nom Psychoanalyse est devenu Psychanalyse, par la Suisse, par Jung, la disparition du “o” ayant été adoptée par la France et, il me semble, le Portugal, sans doute quelques autres aussi... Les pays anglo-saxons et nordiques ont gardé l’appellation d’origine.
Et puis le nom psychanalyse, en France, probablement via l’influence américaine est devenu un nom commun indexé par toutes les formes d’institutions. D’abord la psychiatrie, puis la psychologie, puis la philosophie, puis le cinéma, les médias, le “show-bizz”... Il a été malmené, tordu, jusqu’à ce que le commun des mortels puisse enfin l’identifier à un ensemble qui ne signifie rien, dont les termes “psychothérapie”, puis plus succinctement “thérapie” sont les meilleurs exemples de ces manipulations. Il fut réduit à la pratique de méthodes dites “occultes” ou “para-psys”, “méthodes-ceci-méthodes-cela”, jusqu’à devenir un “codicille-fourre-n’importe-quoi”. Les médecins, les psys à tous les étages, ne sont plus seuls qui ajoutent à leur intitulé professionnel “ ...et psychanalyste”... À la télévision il m’est arrivé de voir écrit, au titre de sa profession à partir des indications de son invité/e, sur la bande annonce, “Conseillère financière et psychanalyste”, plus récemment, “Auteur érotique et psychanalyste”... 
Que s’est-il passé en France ?
À partir de 1938, Lacan a enseigné que la psychanalyse, c’était lui, Freud n’étant qu’un fils imaginatif du patriarcat juif de la Mitteleuropa,
 
Le sublime hasard du génie n’explique peut-être pas seul que ce soit à Vienne - alors centre d’un État qui était le melting-pot des formes familiales les plus diverses, des plus archaïques aux plus évoluées, des derniers groupements agnatiques* des paysans slaves aux formes les plus réduites du foyer petit-bourgeois et aux formes les plus décadentes du ménage instable, en passant par les paternalismes féodaux et mercantiles - qu’un fils du patriarcat juif ait imaginé le complexe d’Œdipe.
*De “agnat” - Parent par les mâles, descendant d’une même souche masculine.
Cité in M. W., supra « Commentaire »
En 1998, dans ce Commentaire, j’écrivais à la suite de cette citation,
 
Et voilà que chemin faisant, « La Famille » de Lacan nous entraîne sur la pente de l’inconscient collectif junguien, sur celle de la sublimation collective, la névrose étant posée-là comme une entité sociologique, sous l’appellation de “névrose contemporaine”.
La lecture attentive de ce document nous laisse perplexe, car il semblerait que l’intention de Lacan à l’époque, consciente ou pas, fut de scier à leur base les colonnes de l’édifice freudien ; et fut de mettre toute son intelligence à l’œuvre pour tenter d’effacer Freud et de faire ainsi échouer une potentielle transmission de la psychanalyse.
Et ce, en plein dans les années 36 / 38. Compte-tenu de l’influence qu’il exercera en France auprès de l’intelligenzia, on aurait souhaité, à l’entrée des nazis dans Vienne et chez Freud, un Lacan capable de prévoir la portée de ses dires, avec leurs conséquences pour la psychanalyse. Quoique, Anna Freud invectivée par Lacan en termes de “chiure de mouche”, ça, date de 1974. Alors, déjà en 1938...
 
Une grande génération plus tard, son jeune futur gendre philosophe entérina le fait que, grâce à l’existence de Lacan, plus n’était besoin de lire Freud.
Ainsi fut-il, efficacement et durablement.
Dès lors, le nom de Freud, sans s’attarder sur sa photo car avait la publicité en horreur, placardé en effigie sur tous supports médiatiques, fait figure de stèle commémorative, commémorant ces commémorations destinées à fermer définitivement, en grandes pompes funèbres, le chapitre de la déportation des Juifs de France. Tant pis pour la transmission de l’histoire, tant pis pour les morts, tant pis pour les - encore - vivants. Tant pis pour leurs descendants, agnats et cognats.
Le texte de la circulaire dite “Accoyer” qui a agité le volumineux monde “psy”, puisqu’elle visait à redéfinir précisément qui peut se prévaloir de s’intituler psychanalyste par rapport à qui fait professionnellement autre chose, était alors très difficile à libeller sur le mode diplomatique pour ne pas contrarier les “lobbies” (ou sectes, clans, “familles”, etc.) ni en même temps pénaliser ceux et celles qui s’en tenaient éloignés. Car si la question devait se résoudre radicalement, il faudrait interdire d’utiliser le nom Psychanalyse ou de s’intituler “psychanalyste”, à qui ne sait pas, véritablement, délibérément (par flemme de penser), ou innocemment, ce qu’est la psychanalyse. Tout simplement pour laisser Freud occuper la place qui lui revient de droit et ne permettre à personne d’empiéter sur. Un tel interdit serait une première dans l’histoire internationale de la psychanalyse. C’est cet interdit (de l’inceste) que je titrais, dans un texte récent, par : “Prix Nobel de l’Éthique”. Puisque le respect est, de tous bords, une priorité de discours de campagnes présidentielle et législatives, ça tomberait bien.
Mais peut-être suis-je complètement à côté de la plaque.

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Denise Baumann

« La Mémoire des Oubliés »
 
« La Mémoire des Oubliés • Grandir après Auschwitz » est le titre du deuxième livre de Denise Baumann, paru chez Albin Michel en 1988.
Le récit qu’elle a présenté, invitée par notre Association en “avant-première”, constitue le n° 0 de la revue / papier de ψ [Psi] • LE TEMPS DU NON, enregistrée par le dépôt légal en décembre 1988.
C’était sa dernière manifestation publique, que nous avons transcrite telle quelle, afin de restituer, si tant est que cela soit possible lorsque la voix s’est tue, le rythme très particulier de son discours d’authentique conteuse.
Denise nous a quittés en août 1988 trois mois plus tard.

J’avais eu, 1974, le privilège de compter parmi les lecteurs de son premier livre Une famille comme les autres, paru chez Albin Michel sans tapage dans les plus grandes difficultés financières et donc de distribution. Recueil, je cite d’

 
“un paquet de lettres jaunies, quelques photos, quelques dessins d’enfants, petite liasse défraîchie d’enveloppes timbrées à l’effigie du maréchal Pétain. Sous le brassard F.F.I., maladroitement imprimé, servant de lien, un morceau de mauvais tissu jaune apparaît : une étoile, arrachée d’un vêtement, témoin de la haine, porteuse de deuil, label de mort... ”
 
C’est le récit de l’histoire de La Mémoire des Oubliés que je restituerai ici, ainsi que, si elle le permet, la mise au point, parue en février 1989 dans le Bulletin des FFDJF, association dont elle est la secrétaire générale, par Annette Zaidman. Mise au point à la suite d’une critique crypto-négationniste inconsciente dans l’un des mensuels chargés de “transmettre la mémoire de la déportation”.
J’ai écrit ailleurs et souvent ce que je pensais de la “transmission de la mémoire”, qui me semble être une aberration conceptuelle.
Denise Baumann avait suivi une longue analyse, ou l’inverse.
Il y a dans ce livre quelques erreurs “historiques”  - comme dirait Klarsfeld à propos du téléfilm relatant l’histoire des enfants d’Izieu - à tous points de vue. Dans ce qu’elle pressentait à juste titre comme une urgence, D. B. n’a pas trouvé le temps de faire relire ses entretiens aux intéressés. Parfois elle met les paroles, des éléments de biographie d’une personne dans la bouche d’une autre, bref des ex-enfants de déportés n’étaient pas très contents, d’autant qu’ils étaient tout à fait identifiables.
Sur un plan général et très précis, nous n’avions pas la même position quant aux conséquences psychiques de la déportation sans retour de leur parentèle.
Je pense que le dommage irréversible causé par la Shoah, et particulièrement auprès des bébés nés pendant l’Occupation, dont les parents ont disparu, est d’avoir détruit la structure œdipienne indispensable à l’enfant pour se construire, via les premières identifications, sur le versant de la vie. De mon côté, tout le reste, tous les discours, tous les écrits, c’est de la sociologie, de la psychologie de magazine, du cinéma, de l’interprétation sauvage, du brouillage... et parfois même des marques d’auto-publicité.
L’être humain, parlant et pensant, n’a pas bougé ses comportements mutuels - absence de respect par exemple - d’un cil depuis la création du monde de la parole. Freud en était tellement consterné qu’il a tenté d’apporter à l’humanité des éléments de civilisation, qui permettraient à l’être humain de s’élever un peu au-dessus des bassesses humaines infantiles non résolues, la jalousie, la rivalité, le goût du pouvoir avec ses avantages matériels, la haine, qui perpétuent leur incessante répétition...
Mais on ne peut que se recueillir devant la tâche impossible, à la mesure de ce que furent la déportation et l’extermination des Juifs, qui fut celle de Denise Baumann, qu’elle s’était engagée à accomplir et qu’elle a accompli. Le récit qu’elle nous fit le 14 mai 1988 n’était pas achevé, il devait se poursuivre avec l’histoire de la maison d’enfants du Masgelier, et ainsi continuer d’assurer la transmission qu’en relais, elle nous a passée...
 
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Récit de Denise Baumann, invitée à présenter son livre La mémoire des oubliés, le 14 mai 1988 en “avant-première”, par ψ [Psi] • LE TEMPS DU NON
 
- Je suis moi-même enfant de déportés, mais enfin enfant de déportés que ses parents avaient eu le temps de construire puisque j’avais 20 ans quand j’ai été séparée des miens. Je suis de bonne famille française. Vous savez il y a les Juifs, les Protestants, il y a les Catholiques, les Musulmans, tout cela c’est vraiment quelque chose contre laquelle il faut lutter, il y a un certain nombre de points communs qu’on retrouvera, il y a les gens qui sont roux et ceux qui sont bruns etc., mais qui dit Juif, par exemple, dit, à l’intérieur même, qu’il y a des gens de gauche et des gens de droite, il y a des Ashkenases et des Sépharades, il y a des sectes comme les Lubavitchs etc., vous avez des pieux, vous avez des pas pieux... c’est des gens comme tout le monde. C’est pour cela que quand on dit “Les Juifs”, je suis toujours très embêtée ; j’ai un chapitre qui s’appelle “De diverses façons d’être Juif”. Étant ce que j’étais, j’ai écrit un premier livre qui s’appelle Une famille comme les autres, qui a été édité par une édition très militante que j’ai financée en 1973, et qui a été diffusée par le MRAP. Et puis j’ai reçu des lettres à la suite de ce livre et certaines étaient tout à fait bouleversantes et m’ont montré que ce livre était une arme.
Ce livre me tenait à cœur, j’étais dedans, c’était mon Mémorial à moi, si vous voulez... La seule comparaison que l’on puisse faire entre la mort “normale” et la mort en déportation que je trouve moi - quand je dis “je”, ce sont mes idées à moi, pas celles de quelqu’un d’autre - la seule comparaison, c’est avec les disparitions au Chili ou en Argentine, et on a trouvé chez les enfants de disparus les mêmes troubles que l’on a trouvé chez les enfants de déportés. Ce n’est pas étonnant, c’est la disparition sans tombe. Dans toute civilisation, il y a le deuil, le deuil est un rituel, quel qu’il soit ; dans toutes les religions, chez les Pygmées ou ailleurs, vous avez un rituel de deuil. Le rituel de deuil, nous savons tous que c’est fait pour séparer le mort du vivant et permettre de continuer à vivre. Et que, pour qu’il y ait ce rituel de deuil, il faut qu’il y ait un cadavre, il faut qu’il y ait un corps mort. Quand ce corps mort n’existe pas, le deuil ne peut pas se faire. Je connais quelqu’un qui m’a dit “pour moi, la déportation est une maladie qui a duré trente ans”, eh bien, c’est ça. Un deuil, il faut le vivre. Il faut le vivre au moment où il a eu lieu, plus il est différé, plus il va obérer toutes vos actions, toute votre vie. Ça ne va pas vous empêcher de rire, de vivre, de vivre comme tout le monde, parce qu’on a besoin d’être comme tout le monde, c’est une notion extrêmement importante, comme les gosses à l’école, ils veulent être comme les autres, comme les copains, vous avez tous connu la fille qui souffre d’avoir des chaussettes marines quand les autres ont des chaussettes blanches, eh bien, à notre niveau il faut vivre comme tout le monde. Mais quand le deuil n’est pas vécu, il vous empêche d’avoir une vie comme tout le monde, intérieurement et ce deuil est vécu ensuite, pour ceux qui ont le plus de chance, à travers une analyse, à travers des actes qui doivent remplacer la tombe, remplacer le corps mort. Pour moi, ça a été Une famille comme les autres, pour un autre, c’est une visite à Auschwitz, pour d’autres... je pense à une jeune femme qui a fait inaugurer une stèle au Père Lachaise, à la mémoire de son père et de son oncle, qui ont été pris comme résistants et fusillés en déportation et, 40 ans après, sans rien dire à sa mère à qui elle ne pardonnait pas son remariage, elle s’est battue avec l’Administration pour pouvoir mettre une stèle sur le terrain autour du Monument d’Auschwitz et elle a invité un certain nombre de personnes, dont un rabbin alors qu’elle n’est pas pieuse, pour dire une prière devant cette stèle et y porter des fleurs, et elle a un endroit où elle va, de temps en temps porter des fleurs. C’est très curieux, ça peut prendre des formes extrêmement différentes.
Moi j’avais, à l’époque, 20 ans. Il s’est trouvé que je me suis occupée pendant un an d’enfants dans une maison d’enfants de déportés. La photo qui est sur le livre a été prise dans cette maison. Mon rêve ce serait de faire un livre sur cette maison et... si le bon dieu et les petits oiseaux m’en laissent le temps, peut-être que je le ferai, je n’en sais rien... tu m’aideras ? Et alors, pendant un an je me suis occupée d’enfants, et puis il a fallu dissoudre les maisons qui étaient en danger, donc les enfants partaient en planquage de chez nous, où ils étaient en transit ; il y avait 150 / 160 enfants au moment des vacances, et puis de tous les âges, depuis 3 ans jusqu’à 18 ans... et presque tous ces enfants ont été sauvés : passages en Suisse, planquages, couvents, les communautés protestantes, les lycées, l’Assistance Publique, enfin tous les modes de planquages qu’on pouvait imaginer... Et puis, après la guerre...
Ce fut pour moi une année marquante parce que j’y ai découvert à la fois... Je m’intéressais aux enfants déjà... J’avais un stage de formation de colonies de vacances qui était un stage scout camouflé, où je n’avais strictement rien à faire... Et là, en tant que militante des Auberges de Jeunesse, j’avais été invitée par une amie éclaireuse à ce stage scout et je suis sortie avec un petit papier.. C’était dans la région parisienne, il y avait tout autour la garde allemande et tous les matins, on montait les drapeaux dans le bureau du directeur et je dois dire, c’était assez exaltant, moralement interdit de tout, de vous retrouver un être comme les autres en 1941, et de trouver des gens qui déjà, résistaient spirituellement de diverses façons. Je n’avais jamais été scout, je faisais mes débuts un peu tardifs et nous sommes rentrés à Paris pour trouver les premières affiches rouges à la Gare de l’Est, indiquant les premiers fusillés. C’est resté quelque chose de très marqué dans ma mémoire et de très lié. Mais j’avais tout de même, pendant huit jours, appris ce qu’on apprend pour encadrer les jeunes. C’était mon seul bagage. Par la suite, j’ai été femme de chambre dans une famille qui partait en zone libre, où je m’occupais d’un petit garçon : j’avais donc des connaissances pédagogiques étendues, comme vous le voyez et.. je me suis donc retrouvée monitrice dans cette maison d’enfants, où je suis arrivée, petite Française de confession israélite... ma famille était une famille notable, il n’y avait pas eu tellement de problèmes jusqu’en 37 / 38, montée du nazisme, croix gammées qui apparaissent sur les maisons... Mais autrement, j’étais une petite Française de confession israélite qui, à 10 ans, avait demandé un livre de prières pour son anniversaire, à la grande joie de ma mère qui était pieuse, moins à celle de mon père qui était libre-penseur, et puis, pour mes onze ans, j’ai demandé un poulailler parce que j’avais changé d’avis...          
         Or, je débarque donc dans une maison, où il y avait à peu près 18 nationalités représentées. La cuisinière était Tchèque, les éducatrices souvent formées par Korczak autrefois en Pologne, et elles, elles savaient ce que c’était qu’un enfant (rappel de la vie et de l’oeuvre de Korczak)... Et puis, il y avait un jardinier espagnol, il y avait des enfants allemands, il y avait des Polonais, des Tchèques, seule la direction était française et les qui étaient là étaient naturalisés. J’étais arrivée en catastrophe, appelée par un ami, un ancien éclaireur qui était venu comme éducateur, il avait abandonné sa fabrique de faux-papiers à l’époque pour venir là, car dans les 24 heures tous les éducateurs étrangers étaient en danger, c’était au moment où il y avait rafles d’étrangers, ils devaient quitter...
Donc on était très bien avec la Préfecture qui avertissait quand quelque chose risquait de se passer. Les éducateurs sont partis, il fallait remplacer par des éducateurs français, ou du moins naturalisés français. Les gens qui restaient là étaient en situation régulière et quand je suis arrivée, j’ai trouvé 80 gosses sur une pelouse, une fille exténuée qui m’a dit “tu arrives, tu es la nouvelle éducatrice, eh bien moi, je vais me coucher !” Des gosses, je n’en avais jamais tant vus à la fois ! Et puis je suis restée un an dans cette maison ou je dirais que j’ai rencontré mon premier professeur de psychologie, il avait 8 ans, il s’appelait Fernand et dès qu’on l’approchait, il faisait ça (battements des index sur la table)... il sortait d’un orphelinat d’Alsace, il était d’origine allemande et je ne sais pas très bien comment il avait échoué là... il faisait au lit, il était débile - je l’ai su après ça, parce que je n’avais pas compris tout de suite ! - et Fernand m’a tout appris, ce fut mon premier professeur. Il m’a appris ce qu’était un enfant, et quand Fernand me disait “le ciel est bleu, et plus tard je veux être boulanger” c’était une révélation, parce que pendant trois mois, il avait passé... Il y avait des instituteurs également de l’Éducation Nationale dans cette maison, il y avait plein de choses très curieuses sous le régime de Vichy, qui envoyaient les enfants qui ne suivaient pas la classe normalement, à une éducatrice qui avait au moins son bachot. J’avais en plus un certificat de licence obtenu à Bordeaux au cours de l’exode, c’était bien, et on me donnait tous les matins les enfants qui ne pouvaient pas suivre dans les classes normales. J’avais un ramassis d’une douzaine de gosses et le dénommé Fernand a passé un mois sous sa table, il ne voulait pas se mettre ailleurs...
Je l’ai laissé sous sa table et au bout d’un mois, il est sorti de dessous sa table et, petit à petit, nous sommes devenus amis, à tel point que lorsque j’étais malade, il passait ses journées assis sur mon palier, sans oser rentrer dans ma chambre, avec son bout de chocolat du goûter qu’il avait mis de côté pour moi, et je me suis rendu compte qu’à travers cette relation, on pouvait construire quelque chose.
Je n’ai jamais su ce qu’était devenu Fernand, il est parti avec le dernier convoi de la maison qui était un convoi de pisseurs, ceux-là étaient les plus difficiles à placer, et un préventorium de la région de Pau ou de Toulouse avait accepté... Et les enfants qui partaient en planquage, on leur disait : “tu ne t’appelles plus Tartempion, mais tu t’appelles comme ça, et puis tu ne dois jamais dire telle chose etc.” et ils ne revoyaient pas les petits camarades, il y avait déjà l’équipe qui venait les chercher, soit des Assistantes sociales des services parallèles, de l’O.S.E... et il devait y avoir une coupure complète, on ne devait pas savoir où ils étaient, ils ne devaient pas écrire et, en principe, ce n’étaient pas les éducateurs de la maison qui les accompagnaient. Et, au dernier moment, il y avait toujours le gosse qui criait “Comment je m’appelle, je m’en souviens plus !”, avec un soldat allemand qui rôdait dans les parages.... Eh bien Fernand, il m’a écrit ! Comment ? Avec quels sous il avait trouvé le timbre ? Il m’a écrit pour me dire “Je voudrais bien te revoir et je voudrais un canif.” Ce furent les dernières nouvelles que j’ai eues de Fernand, il a eu la vie sauve, mais je n’ai jamais su ce qu’il était devenu après... Et cette année du Masgelier, c’est une année où j’ai découvert également les gens qui ne parlaient que le yiddish - je ne savais pas ce que c’était exactement, bonne petite israélite française - et qui avaient une valeur humaine, une valeur culturelle.. et quand je parlais tout à l’heure d’un réfugié espagnol... Comme toute cette maison et les maisons alentour - il y en avait pas mal en Creuse - avaient été créées avant-guerre... Tout de suite avant la guerre, des convois d’enfants allemands étaient arrivés, Hitler avait laissé sortir 1000 enfants répartis entre la France, la Suisse, la Belgique, etc. notamment des petites filles d’une douzaine d’années.[1]
Les Rothschild avaient ouvert plusieurs de leurs châteaux autour de Paris et, devant l’avance allemande, on a déménagé ces maisons en zone libre. Et il y avait également des maisons d’enfants évacués de Paris, qui étaient en colonies de vacances avant la déclaration de guerre et qui sont restés sur place. Les parents qui voulaient pouvaient les laisser. Donc ces maisons existaient et des éducatrices dont on parlait tout à l’heure, souvent d’origine étrangère, venant de Pologne, s’occupaient de ces maisons. Mais leurs maris, où étaient-ils ?
Eh bien, la plupart s’étaient engagés dans les régiments étrangers, qu’on n’envoyait pas tellement au feu parce qu’on n’était pas sûr d’eux... on leur donnait des pelles, pas tellement des fusils. Mais ils se sont liés avec des républicains espagnols. À la démobilisation, ceux qui n’ont pas été fait prisonniers sont venus retrouver leurs femmes et ont emmené leurs copains espagnols. Or, on avait un jardinier espagnol, ancien instituteur, à la cuisine, il y avait aussi un autre Espagnol, qui sont restés ensuite dans la mouvance, ils ont traîné à l’O.S.E. jusqu’à la fin et... chaque enfant pouvait se choisir un adulte. Il y avait des réunions d’éducateurs, le jardinier, la cuisinière, tout le monde participait parce que chacun avait quelque chose à dire. Et si un enfant préférait suivre le jardinier toute une journée, on le laissait suivre le jardinier parce que c’était avec le jardinier qu’il avait un bon contact.
   Bon, je ferme cette parenthèse. Alors pourquoi j’ai fait ce livre ?
   Oui, bien sûr c’est la suite. J’ai donc fait tous les métiers, et puis je me suis retrouvée agent de liaison, mais c’est une autre histoire... mais enfin j’ai mes papiers militaires... j’aurais pu être lieutenant et j’ai toujours dit que j’aurais pu terminer ma carrière comme général, parce que j’ai une haute opinion de moi-même. Donc je n’ai pas été général et je suis remontée à Paris et, sachant que ma famille ne reviendrait pas, je suis restée à Paris. En 45, j’ai connu plein de gens, mon journal s’est plus ou moins sabordé, il y a eu des fusions, il y a eu la guerre froide, les gens n’étaient plus d’accord... Je me suis dit qu’il fallait absolument que je reprenne les études, j’avais toujours des enfants pendus à mes basques et je leur répétais qu’il fallait qu’ils aient un métier... pas seulement des enfants que j’avais connus pendant la guerre... et j’avais aussi des brigades de cadets, je m’occupais de jeunes que j’emmenais camper... et puis mes jeunes venaient me demander conseil... Alors, j’ai découvert qu’il existait des Conseillers d’Orientation, et comme je passais mon temps à leur dire qu’il fallait qu’ils aient un métier alors que je n’en avais pas, donc il fallait que j’en aie un et Conseiller d’Orientation me semblait pas si mal. J’ai passé des tests, j’ai été reçue.
J’ai demandé à l’un de mes oncles de dégager l’argent que mon père lui avait confié - c’était ma dot, ce qui est ennuyeux parce que je ne suis toujours pas mariée ! Entre temps, mon oncle est malheureusement mort, j’ai tout fait virer à mon nom et me suis acheté un appartement. Car mon oncle me disait “cet argent, c’est ta dot, c’est pour ton mari” ! Un jour, je te dirai pourquoi je suis restée célibataire, mais ce sera une autre séance !
Je suis donc devenue Conseillère d’Orientation, en même temps que je faisais un peu de psychologie clinique parce que ça m’intéressait. On m’a proposé une psychanalyse à ce moment là, que j’ai refusée : mes options politiques me l’interdisaient. C’était idiot parce que si j’avait fait une analyse à ce moment-là, j’aurais peut-être fait les 6 enfants que j’aurais aimé avoir... J’ai donc commencé à travailler pendant six ans dans un service de la Communauté Juive où, automatiquement, je voyais les enfants des maisons d’enfants. C’est à ce moment-là que je t’ai connue. Et puis des enfants sont arrivés, de l’Est ou d’ailleurs... Et, au bout de six ans, ma directrice m’a mise à la porte ; c’était ma mère spirituelle, elle l’est toujours, à 83 ans... Elle m’a mise à la porte en me disant que je pouvais faire mieux que d’être son second. On m’a pressentie pour prendre la direction d’un gros service à Paris... tout le monde me poussait, que ce soient les syndicats, ma directrice... Huit jours après, j’étais nommée et un mois après, j’ai pris la direction de la Consultation Familiale de Psychologie et d’Orientation de la Caisse d’Allocations de la R. P.
Tout ça pour vous dire, qu’officiellement, j’ai reçu beaucoup d’enfants, notamment Micheline qui m’envoyait toutes ses petites copines, parce que c’était un service neutre. Notamment, pour beaucoup, on ne retournait pas dans la Communauté Juive. Seulement si on demandait Denise Baumann, on savait de qui on parlait. Alors j’ai continué à voir des enfants, et puis le temps a passé... les enfants ont grandi, ils se sont orientés... ils ont fait leur vie, et puis ils ont eu des enfants, ils se sont rappelé que j’existais. Certains sont venus me voir pour leurs propres enfants. Ce qui fait que j’ai toujours gardé le contact.
En 1945, n’ayant moi-même pas fait mon deuil, je m’étais demandé comment ces enfants allaient grandir, devenir des adultes, avec, derrière, la Shoah, c’est à dire l’image de la mort. Et de cette mort là. Et, en plus, cette disparition familiale, car le plus souvent ce n’étaient pas seulement les parents, mais tout la famille qui avait disparu... on découvre qu’on avait une grande sœur, quand dans la cave on trouve une carte d’identité au même nom que le sien, avec une photo... cette petite fille, on n’en a jamais entendu parler parce qu’elle avait été prise en classe à 5 ou 6 ans et les parents, eux, sont restés aussi...
Donc, comment on grandit, on fait sa vie, quels obstacles on rencontre, quelle aide on rencontre sur son passage ? Est-ce qu’on aurait pu faire plus pour aider ces enfants ? Que sont-ils devenus ? Aurait-on pu faire autrement ? Faire plus ?
Et puis, dernière question, a-t-on utilisé cette expérience pour les enfants orphelins aujourd’hui dans le monde ? À la suite de catastrophes naturelles ou de guerres ou autres ? Je sais qu’il y a des maisons d’enfants vietnamiens maintenant au Canada... Ou bien, plus simplement, les enfants des DDASS en France... Est-ce qu’on a utilisé cette expérience ou pas ?
En 45, j’avais fait mon petit calcul, je m’étais dit “mes enfants, ceux que j’appelle toujours les enfants, auront leur vie faite, ils auront entre 40 et 60 ans. Donc moi, j’aurai du temps, je me promets de faire un travail pour savoir ce qu’ils sont devenus et essayer de répondre à cette question : comment vit-on avec la mort derrière soi ?”Et c’est comme ça que ce livre est né. C’est tout. J’ai travaillé pendant 5 ans, 6 ans, après ma retraite. Ça s’est terminé par un infarctus. Et ça a donné ce livre, qui a mis deux ans à être édité...
Dans mon échantillonnage, qui n’est pas représentatif, 40 % des personnes ont maintenant des métiers, soit pédagogiques, relationnels, soit d’aide. On est médecin ou aide-soignante ; on est institutrice ou prof de faculté et on a été aux deux bouts de la chaîne, c’est à dire soignant / soigné... 40 % ! En Israël, on a fait une enquête sur les enfants de parents déportés et on retrouve ce chiffre de 40 %, ainsi qu’aux États-Unis... c’est tout à fait curieux. C’est beaucoup, car dans les statistiques générales, les professions éducatives et les professions sanitaires représentent 8 % de la population, c’est intéressant ! Mais, malgré la déviation de l’échantillonnage, c’est tout de même là significatif !
 
M. W. - Tu as dit que tu t’étais éloignée de la psychanalyse quand tu étais militante politique, mais depuis, tu t’en es tout de même bien rapprochée...
 
Denise Baumann - Oui, je suis analysée. C’est avec l’analyse que j’ai pris conscience que - chacun d’entre nous se débrouille avec sa propre personnalité - tous les ans... mes parents ont été arrêtés fin octobre, sont partis en novembre, ma soeur avait été arrêtée dix mois avant, et mes parents n’ont pas voulu fuir car ils avaient cinq personnes à aider à Drancy... Ma soeur a été arrêtée le 17 décembre. Or, tous les ans, j’ai accueilli Noël avec ce sentiment de soulagement intense : ils sont tous morts. Noël était effectivement pour moi le renouveau. Et tous les ans, pendant des années, au mois de novembre, j’avais la grippe ou une crise intestinale ou une maladie... enfin, il m’arrivait toujours un petit pépin de santé. C’est l’analyse qui m’a permis de faire ce rapprochement, que je somatisais à ce moment-là ma douleur, qu’il fallait donc que je souffre aussi... et après l’analyse, j’ai arrêté d’avoir la grippe automatiquement au mois de novembre... Je l’avais peut-être au mois de janvier, mais ce n’était pas pareil...
Et ce livre m’a permis de retourner dans ma maison natale. Avant, je ne pouvais pas y aller... Il y avait des fantômes derrière toutes les portes. Et après, que j’ai eu écrit Une Famille comme les autres, j’ai pu y retourner, les fantômes y étaient toujours, mais ils étaient devenus familiers, ils m’accueillaient, ils étaient apaisés et moi aussi... et pour La Mémoire des oubliés... certains font une visite à Auschwitz 30 ans après...
Pour moi, ces trente ans furent une chose très importante.... trente ans, c’est le temps de mémoire... le temps d’une génération. Il ne faut pas oublier ça. Et une notion qui m’est souvent revenue, c’est l’ingratitude... Ces enfants juifs qu’on a sauvés, sauf si des liens constants sont restés, on n’a plus de nouvelles, ça a été fini... ils ne nous ont pas été reconnaissants. Or, j’ai retrouvé chez “mes” enfants, qu’il fallait, pour être reconnaissant - c’est à dire revenir sur ses pas, revenir dans le passé - avoir laissé passer ce temps de mémoire, s’être reconstruit soi-même, il fallait pouvoir montrer à ces gens qu’ils ne nous avaient pas sauvés pour rien, qu’on avait une femme, des enfants, qu’on avait réussi professionnellement... On était devenu quelqu’un dans la vie, donc on avait existé pour quelque chose...
Seulement souvent, c’était trop tard, c’était trop tard... Et à la suite des entretiens que j’ai eus, plusieurs personnes sont retournées, comme la démarche que tu as faite, où elles avaient été, dans un village, une province, et ont retrouvé ceux qui les avaient connues, accueillies, cachées...

         Le problème de la transmission est important, il est au cœur du livre...

[1] Via Himmler et  ses négociations complexes lors de l'“Europa-Plan” [N.d.l.r.]
ø
Lettre de Annette Zaidman Février 1989
Une lettre de protestation de notre Secrétaire générale au “Patriote Résistant” à propos d’une critique de l’ouvrage de notre regrettée Denise BAUMANN :
La lettre que vous allez lire a été adressée par Annette ZAIDMAN au Rédacteur-en-Chef du mensuel Le Patriote Résistant.
En réponse, M.VITTORI a indiqué, le 21 novembre dernier, qu’il publierait dans le numéro de décembre « la protestation qui nous a été adressée par Henry Bulawko, ainsi que quelques lignes qui indiquent que vous avez également très vivement réagi » Vous prendrez connaissance de cet ensemble et je pense qu’ainsi cet incident très regrettable sera clos.
Serge Klarsfeld

Objet : La «critique » par le Patriote Résistant (n’ 588) du livre de Denise Baumann :

LA MÉMOIREDES OUBLIÉS - GRANDIR APRÈS AUSCHWITZ
 
Monsieur le Rédacteur en Chef,
Au moment de sa retraite, notre amie Denise Baumann qui a consacré sa vie à l’enfance, entreprit un travail «tourné vers l’avenir» qui lui tenait à cœur depuis de nombreuses années : faire une étude sur les enfants des déportés juifs, dont l’un des buts serait «l’utilisation de leur douloureuse expérience pour aider d’autres jeunes élevés hors de leur famille naturelle après un traumatisme collectif ou individuel, après un drame individuel ou collectif.»
Malgré son état de santé précaire, Denise Baumann parvint au terme de cette étude, publiée en mai 1988 et préfacée par Me Serge Klarsfeld, Président des FFDJF. Ce livre porte en exergue deux citations sur la MEMOIRE, l’une de Jean d’Ormesson et l’autre de Vladimir Jankelevitch.
Le 20 août 1988, Denise Baumann nous a quittés, laissant un testament spirituel que nous entendons faire respecter. Une grande réunion rassemblant les nombreux amis qui l’ont appréciée tout au long de sa vie s’est d’ailleurs tenue en octobre pour honorer sa mémoire. C’est à ce moment que malencontreusement, Le Patriote Résistant, organe de la F.N.D.I.R.P., a publié la critique de «La Mémoire des Oubliés - Grandir après Auschwitz ».
L’auteur de cette critique, de toute évidence n’a pas lu le livre de notre amie. Il ne s’est pas non plus renseigné sur la personnalité de l’auteur de cette étude. S’il l’avait fait, au lieu de seulement dire qu’il s’agit d’“un travail d’une dame conseillère puis psychologue”, sans plus, il n’aurait pas manqué de souligner et le passé de résistante (1) et celui de victime du nazisme (2) de D. B., ç’eut été, nous semble t-il, la moindre des choses dans un organe de la résistance. Mais pour le savoir, il eut fallu que M. Marc HENRY se renseignât et que peut-être il lût aussi l’ouvrage que D. B. avait publié en 1973 : « UNE FAMILLE COMME LES AUTRES » édité par Droit et Liberté l’organe du MRAP où Denise Baumann a si longtemps milité. Cet ouvrage rassemble les lettres de toute sa famille proche anéantie par les nazis (père, mère, sœur, beau-frère ainsi que ses trois nièces en bas âge). En exergue de ce livre, une citation de Marc Bloch (3) datant de 1940 - que nous faisons nôtre - et se terminant ainsi :
« Je ne revendique jamais mon origine que dans un cas : en face d’un antisémite. »
Si M. Marc HENRY avait seulement lu la 1e page de l’introduction de « La Mémoire des Oubliés », là où D. B. raconte :
« Ce soir d’automne 1943, en Limousin, c’est mon tour de faire la ronde, de parcourir les vastes dortoirs...Le château abrite plus de 160 enfants juifs âgés de 3 â 17 ans, rescapés enlevés des camps français (Gurs, Rivesaltes, etc.) par les organisations de sauvetage, juste avant la déportation de leurs parents vers l’Est... »
S’il avait lu cette première page, M. Marc HENRY n’aurait pas eu l’indécence d’écrire dans votre journal « en quoi cet état d’orphelin de déporté juif diffère-t-il de celui d’autres orphelins ? »
Vraisemblablement, M. Marc HENRY est un patriote résistant qui parle de ce qu’il ne connaît pas, ce qui ne fut pas le cas de D. B.
La Solution finale, le génocide, l’extermination de familles entières des plus jeunes aux plus âgés, la chasse aux juifs et même aux enfants, voilà ce qui a « bercé » l’enfance des enfants juifs durant les années noires et qui continue à accompagner leur vie ; sort qui, excepté les tziganes, a épargné les enfants non juifs - même quand leurs parents étaient des résistants.
Là est la différence et là est la spécificité des cibles juives du nazisme. Quoi qu’en dise M. Marc HENRY qui pour nier cette spécificité, ne trouve rien de mieux à dire que : « La spécificité ne peut honnêtement se définir que par rapport à d’autres situations comparables mais différentes. » ( !? )
M. Marc HENRY, demande insidieusement, à propos des réponses retenues « émanant presque exclusivement de personnes d’un milieu social identique... aux professions “nobles” et souvent rémunératrices... Est-ce bien représentatif et même, n’est-ce pas dangereux en permettant de supposer que les enfants des victimes ont eu un privilège d’études et d’établissement ? »
On se demande bien où ce Monsieur qui a une formation de juriste, a trouvé dans l’ouvrage de notre amie la trace de privilèges dont auraient bénéficié les enfants des victimes.
Le Patriote Résistant et la F.N.D.I.R.P. sont pourtant bien placés en tant que représentants des victimes et familles pour savoir que les enfants français dont les parents juifs étrangers, parmi lesquels une très forte proportion a combattu pour la France, dans la Résistance ou dans l’Armée française en tant qu’Engagés volontaires, ont été écartés par la France et par l’Allemagne de la répartition des indemnisations versées aux victimes de l’hitlérisme. Par la France, parce que leurs parents étaient étrangers ; par l’Allemagne, parce qu’eux-mêmes presque tous nés en France n’ont jamais eu que la nationalité française.
Non content de créer une « rumeur » laissant entendre que les orphelins juifs de la déportation ont eu des privilèges, M. Marc HENRY se demande même si ce n’est pas dangereux ? Mais où donc se serait situé le danger si ces orphelins, les plus démunis de toutes les victimes survivantes du nazisme, avaient eu quelques privilèges?
Ce qui devrait troubler les patriotes résistants, ce qu’ils pourraient à juste titre considérer comme scandaleux, c’est plutôt l’abandon de ces orphelins spécifiques qui ont été spoliés sur tous les plans, dont les parents ont formé le plus gros des convois vers la mort et pour lesquels il n’y a pas de Loi. Là est la réalité !
Lorsque les Commissions de répartition des indemnisations aux victimes du nazisme (4) se sont réunies, ces orphelins de la déportation, mineurs, n’étaient pas en mesure de faire respecter leurs droits et leurs intérêts. Ces enfants sans familles ont alors été oubliés, tant par les déportés survivants juifs ou non-juifs qui ont heureusement eu la chance de revenir des camps, que par les résistants, les internés et tous les patriotes qui ont siégé dans les Commissions ministérielles pour décider des droits des uns et des autres.
Que M. HENRY sache que nos pères et nos mères disparus dans la tourmente nous ont légué le sens de la dignité à l’âge où l’on s’en souvient le mieux. C’est cet héritage spirituel qui nous a permis de poursuivre la route en cherchant à nous élever - pour honorer la mémoire de nos familles parties en fumée - et si certains d’entre nous y sont parvenus, ils ne le doivent qu’à eux-mêmes et à leurs efforts pour combler leurs lourds handicaps.
Le constat de réussite dans la vie active des enfants de déportés aurait dû ravir un patriote résistant qui s’honore au lieu de sembler l’affliger au point de dire : « Les professions exercées sont “nobles” et souvent rémunératrices... » Qu’aurait préféré M. Marc HENRY, qu’il n’y ait pas de noblesse dans nos comportements ? Que nous inspirions la pitié ? (qui ne s’est d’ailleurs pas manifestée au moment où elle était indispensable : c’est-à-dire quand il aurait dû s’agir d’assurer l’avenir de ces orphelins privés souvent de leurs deux parents et parfois même de leurs grands-parents.)
Mais que M. Marc HENRY (dont la « critique » n’aurait pas déparé dans une publication proche de Le Pen) sache que, s’il n’y a eu que 109 réponses sur les 400 questionnaires adressés par D. B., c’est parce que la plupart des fils et filles de déportés juifs, plus de 40 ans après, n’ont toujours pas surmonté leur douleur pour pouvoir la livrer. Mais s’il le fallait, pour satisfaire « la soif de savoir » de ce Monsieur, ils pourraient bien sortir de leur réserve pour aller faire voir au Patriote Résistant quel est leur privilège : LE RESPECT DE LEUR MEMOIRE.
Les Fils et Filles des Déportés Juifs de France, aux côtés de leur Président Me Serge Klarsfeld et de son épouse Beate, sont à l’origine des grands événements qui ont marqué la conscience collective face au génocide des Juifs : Le Mémorial de la Déportation des Juifs de France, Le Livre des Otages, la rectification des textes des Manuels Scolaires, le procès de Cologne, le procès Barbie, l’inculpation de Leguay et de Papon, le combat contre les négateurs de l’Holocauste et les révisionnistes de l’Histoire... sans compter les nombreuses publications et actions difficiles qu’ils ont menées partout à travers le monde, sur les seuls plans de la Mémoire, de la Justice et de la Connaissance.
Jamais encore, par pudeur, ils n’ont émis de revendications sur leurs droits matériels en qualité de victimes de l’hitlérisme à part entière. Mais à partir du moment ou des hommes, couverts par des institutions crédibles essaient sous des dehors « bonhomme », par des sous-entcndus pernicieux et des formulations équivoques, de dénaturer leur spécificité de victime du nazisme, de distiller le doute sur le dur chemin qui a été le leur et de nier leur mérite d’être devenus, en dehors de la solidarité nationale des organismes et institutions de victimes de guerre qui les ont « oubliés », des hommes et des femmes valeureux, il devient indispensable de faire connaître la vérité sur la précarité, peu glorieuse, de la sollicitude et de l’aide qu’ils ont rencontrée auprès des institutions de la résistance, dont les membres patriotes et résistants ont si souvent mené le combat contre les nazis aux côtés des leurs.
C’est pour ce combat qu’ils ont mené avec courage et qui les honore que nous les respectons, sans pour autant accepter qu’on puisse nous bafouer.
Pour toutes ces raisons, nous attendons du Patriote Résistant et de M. Marc HENRY, membre actif sinon cadre de la F.N.D.I.R.P., qu’ils fassent sans équivoque la mise au point qui s’impose, à moins d’en tirer les conséquences, comme le Président du Bundestag a dû le faire après le « dérapage » de son discours.
Veuillez agréer, Monsieur le Rédacteur en Chef, l’expression de nos sentiments attristés d’avoir à vous adresser la présente.
Annette Zaidman
Secrétaire générale
 
(1) Sous l’occupation, D. B. fut éducatrice et participa au sauvetage d’enfants juifs, avant de devenir agent de liaison dans la Résistance.
(2) La totalité de la famille de D. B. a été assassinée dans les camps d’extermination.
(3) Marc Bloch fut titulaire de la chaire d’Histoire économique à la Sorbonne et aussi dirigeant du mouvement « Franc-Tireur » en zone sud. Il a été arrêté à Lyon, emprisonné à Montluc, torturé et fusillé sans avoir parlé le 16.6.1944 avec 26 autres résistants.
(4) Les indemnisations ont été payées par l’Allemagne à la France qui s’est chargée de la répartition auprès de ses ressortissants.
                     
ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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