Psychanalyse et idéologie

Psi . le temps du non

 

Micheline Weinstein

De quelques aphorismes ancestraux...

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • « L’Innommable »

Cité en exergue au « Jargon de l’authenticité » par T. W. Adorno • 1964

Micheline Weinstein / Avril 2008

De quelques aphorismes ancestraux...

Cher Monsieur,

À mes remerciements pour vos vœux de bienvenue en Angleterre, j’ajouterai une petite requête, celle de bien vouloir ne pas m’accueillir en Leader in Israël. Il me suffirait d’être considéré exclusivement comme un simple homme de science, et de n’être mis en avant d’aucune autre manière. Bien que bon Juif, qui n’a jamais renié la judéité, je ne peux cependant pas ne pas tenir compte de ma position négative absolue envers toute religion, y compris la religion juive, qui m’isole du plus grand nombre des nôtres et me rend inapte au rôle que vous m’attribuez.

Votre très dévoué,

Freud

14 mai 1938 Lettre au délégué sioniste Israël Cohen 

C’est là l’écueil. Dire ce que ou qui je ne suis pas, à l’expérience de la psychanalyse, après un temps certain de maturation, n’est pas difficile. Essayer de dire qui ou ce que je suis, non pas pour les autres qui généralement ne sont pas intéressés, mais pour soi-même, pour avoir une idée de ce que je ferai, en tortue persévérante, de ma vie, quelles que soient les violentes réalités extérieures, en tortue persistante, est par contre relativement compliqué.

Car pour “être”, se pose maintes fois, à tous les âges, la question du compromis. Or ce que nous enseigne la psychanalyse, c’est que le compromis est, comme la sexualité, une affaire exclusivement privée. Obligatoire en amour, amitié, sympathie, seul le schizophrène, par mesure de protection étanche, échappe au compromis. Coupé en deux seulement, il semble indifférent à la troisième dimension, mais nous ne pouvons affirmer qu’il est absolument isolé de la relation, compte-tenu des puissantes drogues psychiatriques qu’on lui administre.

“Être” dans le monde tout en refusant les compromissions est un choix qui se révèle hors de prix, puisque son prix est celui de la solitude. Alors, comment “être” Juif ?

“Être” un “bon Juif”, tel que se définit Freud, ne suffit cependant pas à élucider qui est Juif et qui ne l’est pas.

Sartre écrivait que le Juif est stigmatisé par l’autre, par son regard. Et plus généralement par ses automatismes détestables mus, non pas par une pensée, par une réflexion intelligente, mais un suivisme aux slogans, dont nous savons qu’ils hypnotisent les foules, les manipulent comme des pantins pour les conduire à se déchaîner. La définition de Sartre est intéressante, mais seulement externe, fragmentaire, à partir de laquelle il est possible d’avancer aussi que ce regard de l’autre sur le Juif a produit l’une des caractéristiques du nazisme, avec sa solution finale de la question juive, qui était la “sélection” des Juifs, un par un jusqu’au dernier, sans “pré-selection”.

Cela ne répond que partiellement à la question : qu’est-ce qu’“être” Juif, fut-il une femme, disons, intrinsèquement ?

Il m’est arrivé bien souvent, essayant d’indiquer discrètement à quelqu’un de proche, homme ou femme, qu’un propos d’apparence insignifiante, une posture anodine, laissaient filtrer un antisémitisme machinal, d’entendre répondre : “Moi, antisémite ? Je ne sais même pas ce que c’est qu’un Juif !”

À chaque fois ou presque, la relation amorcée tournait court assez rapidement, sur un mode violent, passionnel. Je me disais que cela venait de mon fait, de par ma façon d’être, d’agir ou de ne pas, de parler ou de me taire, bref, des signifiants qui me constituent et qui avaient probablement témoigné de “ce” qu’était un/e Juif (non pas tout “un peuple”), la rupture sinon serait restée inexplicable.

Le seul élément de réponse à la question d’“être” Juif que j’ai fini par trouver, s’est extrait de lui-même de l’étude de l’œuvre freudienne, en allant chercher dans le Talmud et dans les deux testaments de la Bible, c’est-à-dire en allant puiser dans l’héritage - que nous ne pouvons pas nier porter, qu’on le veuille ou pas, en soi -, des signifiants culturels invariants transmis depuis l’instauration du monothéisme. La création d’un Dieu unique, modèle incomparable et indépassable pour les humains, a créé une instance symbolique unique dont le but est, sinon de faire respecter les conduites entre les humains, c’eut été délirant, illusoire - l’Ancien Testament est le Livre de toutes les transgressions -, au moins d’endiguer leur sauvagerie en formulant la Loi; la Thora, ses préceptes, ses principes, ses enseignements. Le Talmud définit ainsi le Livre, avec pour la diaspora cette précision, que la Thora rassemble,

le corps des doctrines écrites et orales que le passé a transmis à l’humain. 

Doctrines que les penseurs de l’Aufklärung ont développées, enrichies par leur connaissance approfondie de la philosophie grecque.

Cette instance unique n’est pas nécessairement assimilable ou réductible aux rituels des religions qui la représentent, apparentées à de la superstition, pas plus qu’à leurs imageries, facteurs d’hypnotisme destinés asservir le croyant et les peuples à la gloire d’un Maître spirituel à face humaine, Tout-Puissant, Surmoïque. Avec cette instance, se sont peu à peu replacés les signifiants de toujours relatifs à l’éthique, mais dans un nouveau cadre, qui permettait de faire évoluer et progresser la pensée.

Une petite parenthèse professionnelle à propos d l’imagerie. Il existe en France un courant analytique qui pose comme vérité moderne que l’“écriture” cinématographique a apporté à la psychanalyse une nouvelle approche de sa théorie. Si, pour reprendre la distinction de Freud, entre la vérité historique, c’est-à-dire la vérité vraie, objective, indiscutable, et les mythes, si donc cette assertion est une vérité, c’est alors une vérité “non-historique”. À l’extrême limite, elle aurait pu être posée comme hypothèse, jusqu’à ce qu’elle soit dûment prouvée.

Sans la développer plus avant, remarquons juste qu’elle est absolument contraire à la pensée; à la démarche, à la théorie et au désir de transmettre de Freud. Reconnaissons simplement que la représentation par l’image, à l’exception des documentaires solides, nécessaire parce que distrayante, source d’associations libres, de rêves et de cauchemars, dispense tout bonnement de penser et surtout d’écouter. Par conséquent, de faire évoluer la théorie, à partir de la pratique exclusivement individuelle obligée de la psychanalyse.

Étayons-nous plutôt, pour tenter d’ébaucher les contours de l’“être Juif”, de quelques aphorismes ancestraux, trop peu hélas ici, puisés dans l’Ancien Testament et repris comme exemples par le Talmud, héritage des signifiants du Juif - fût-il une femme,

L’honnêteté intellectuelle

Dieu déteste l’homme qui dit une chose en parole et une autre dans son cœur.  

Laïcité, principe du Juif envers l’État

Un Juif dans un pays soumis à des lois différant de celle [La Loi] de son peuple doit les respecter, si cela peut se faire sans violer aucun principe fondamental de la Thora.

Discrétion, respect

Un rabbin vit un homme qui donnait publiquement une aumône à un mendiant. Il lui dit : “Tu eusses mieux fait de ne lui rien donner, plutôt que de l’humilier par ton aumône.”

Travail • Vassalité • Pouvoir

Aime le travail, déteste la puissance et ne recherche pas l’intimité des gouvernants. [...] Tiens-toi sur tes gardes vis-à-vis des gouvernants, car ils n’attirent personne auprès d’eux, si ce n’est en vue de leur propre avantage ; prenant l’aspect d’amis lorsqu’ils ont intérêt à le faire, ils ne sont plus là pour t’assister à l’heure du besoin.

Argent

Si tu prêtes de l’argent à quelqu’un de mon peuple, au pauvre qui est près de toi, tu n’agiras pas à son égard comme un créancier : vous ne lui imposerez pas d’intérêt [Exode, 22, 24].

Si ton frère tombe dans la gêne et que sa main vacille près de toi, tu le soutiendras, fût-il résident ou hôte, pour qu’il vive près de toi. Ne lui prends ni intérêt ni usure. [...] Tu ne lui cèderas pas ton argent à intérêt ni les aliments à usure [Lévitique, 25, 33-37].

Question de l’argent, ainsi résumée plus tard par Jésus,

Mammon, ou la richesse personnifiée et “les biens”

Nul ne peut s’asservir à deux maîtres en même temps : ou bien en effet il haïra l’un et aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez vous asservir à Dieu en même temps qu’à l’argent [Math. 6, 24]. 

Revenons au Talmud et à la transmission par les signifiants,

Calomnie

On la désigne par une expressions curieuse : La Troisième Langue, parce qu’elle fait mourir 3 personnes : celle qui parle, celle à qui l’on parle, et celle de qui l’on parle. Celui qui prononce une calomnie mérite d’être jeté en pâture aux chiens.

Dette

Sache d’où tu viens, et où tu vas, à qui, dans l’avenir, tu auras des comptes à rendre.

[...]

Chaque être humain doit une mort [la sienne] à Dieu. 

Nous retrouverons ce devoir à deux reprises, chez Shakespeare,

Falstaff

I would ‘twere bed-time, Hal, and all well

Henry, Prince of Wales

Why, thou owest God a death (Exit) 

Falstaff

‘Tis not due yet : I would be loath to pay him before his day  

Dette que Freud traduira, en homme de science éclairé, épris de Gœthe,

Du bist der Natur einen Tod schuldig

[Tu es redevable d’une mort à la Nature]

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Les prochaines publications sur le site seront,

Poèmes, par Éva, 9 ans, et son chat Belphégor.

Audio / Vidéo : film documentaire (2004) sur la commémoration des 60 ans du Ghetto de Lodz, réalisé à partir des Cahiers d’Abram Cytryn + poèmes d’Abram Cytryn + Reportage France 3 Toulouse sur la visite de Madame Bialer-Cytryn à Birkenau, avec les élèves de l’Université de Montpellier.

  

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