Psychanalyse et idéologie

Guy Sizaret

Lettre ouverte à des instituteurs

Ø

Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • « L’Innommable »

Cité en exergue au « Jargon de l’authenticité » par T. W. Adorno • 1964

Ø

Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Bertha Pappenheim

point

 

Guy Sizaret  / Août 2008

Lettre ouverte à des instituteurs

À ceux qui se sentiront concernés et à ceux qui voudront bien m’entendre

Précédée d’un

Hommage aux enseignants de l’école primaire

Texte publié par ψ [Psi] Le temps du non, n° 33, intitulé « Cela ne va pas sans dire », Paris, Mai 1997

     Le passage à la “grande école” est un temps crucial de la vie de chaque enfant.

     Depuis l’instauration de l’instruction obligatoire en tant que la loi s’impose aux parents, c’est déjà un statut de citoyens qui est conféré aux petits sujets. Et vous, instits, savez que c’est ce statut qui entraîne le respect que vous portez à vos élèves, tout en tenant compte du fait que ce sont encore des enfants.

     Dans des conditions de travail difficiles, voire ingrates, vous seuls êtes en position d’ouvrir à vos élèves le champ des savoirs ; avec les premières notions d’écriture, de lecture et de calcul, c’est l’accès à tout le domaine de la littéralité, à la fonction de la lettre, dont vous leur offrez la possibilité.

     Avec patience vous œuvrez pour que progressivement s’opère la transition de la langue maternelle à la langue qui s’écrit. Vous savez qu’à ce niveau matériel, les éléments de la langue maternelle vont trouver à se couler dans la langue écrite, de même que cette dernière va remanier rétroactivement la première avec ses effets pacifiants. Et vous savez prendre en compte les effets de ces remaniements successifs, quelquefois critiques et difficultueux, sans les prendre systématiquement pour des “fautes”.

     Dans les tous premiers pas de vos élèves, vous savez prendre le temps du b, a, ba, pour ce qu’il est, justement de n’avoir qu’un temps. Il offre avec le matériel littéral une part de maîtrise aux petits : ils vont pouvoir donner forme écrite à leurs demandes et à leurs messages d’amour - ou de haine - en dehors de l’école.

     Avec patience, vous savez que tout votre art pédagogique consiste justement dans ce suspens où vous tenez vos élèves, indulgents ou amusés devant les manifestations de leur jeune intelligence, vous savez leur transmettre la possibilité de renoncer au plaisir d’écrire à leur façon, pour viser à l’excellence en observant les règles de la grammaire.

     Dans cette perspective, et pour que le travail s’accomplisse (sans cesse sur le métier... ), vous ne cédez pas, malgré les pressions diverses, sur votre fonction la plus haute : celle d’ouvrir aux enfants un espace différent de celui de la famille, et vous veillez tranquillement à les tenir fermement disjoints.

     Ce que les petits trimballent, de quelquefois bien lourd, lié aux éléments de la langue maternelle, viendra progressivement s’articuler dans la langue écrite jusqu’à prendre la forme d’un style.

     Femmes, pour la plupart, vous êtes ouvertes aux manifestations subjectives de vos élèves, mais tout en les prenant en compte, vous vous gardez de vous y épuiser ou d’en venir à passer à l’acte en intervenant directement auprès de l’élève - vous feriez défaut à votre adresse, qui est la classe -, ou de sa famille - dont vous provoqueriez l’intrusion dans l’espace de l’élève.

     Averties de ce dont la voix est le support, vous ne confondez pas l’ânonnement - que vous savez interrompre - avec la diction qui témoigne d’une appréhension valable de la syntaxe.

     Vous ne tenez pas l’écriture et la lecture pour l’avers et l’envers de la même pièce, et vous savez faire confiance à vos élèves pour que s’opère le travail délicat qui, dans le temps, permet d’assurer par l’épreuve de l’écrit, ce qui est appréhendé dans la lecture. En sachant aussi que ce travail de la langue échappe à toute maîtrise de la part de l’enseignant, et vous savez attendre le moment de votre récompense : celui où, pour tel ou tel de vos élèves, des pans entiers de la grammaire se révèlent intégrés comme par miracle.

     Cet hommage est un préalable nécessaire à la diatribe qui suit.

ø

     Médecin de CMPP pendant bien des années, j’ai eu à traiter nombre de cas d’enfants qui du fait de leur problématique particulière, se trouvaient dans l’embarras avec ce que vous appelez vos méthodes. De ce point de vue, je n’avais pas affaire directement à elles, mais à leurs effets localisés chez tel ou tel, et à ce qui, autour de ces effets, faisait boule de neige.

     Mais, vraiment, à certains moments, je me demande quelle mouche vous pique. Il vous arrive quand même de pousser le b,a, ba jusqu’à ses dernières extrémités.

     Vous apprenez à vos élèves la lecture et l’écriture. Bien. Mais quelquefois la question se pose de savoir si vous n’oubliez pas que ce dont il s’agit, c’est de l’écriture et de l’écriture de la langue française. La langue française, c’est-à-dire un artifice raisonné qui ne se supporte que de l’écriture et qui constitue un certain univers de langue, valant référence commune pour tous ceux qui y ont affaire partout dans le monde, que ce soit à l’intérieur des zones francophones ou à l’extérieur. C’est ce qu’on appelle la grammaire du français, avec son lexique et sa syntaxe, ses règles et ses orthographes, lexicales et syntaxiques.

     Au premier regard et cela saute aux yeux, on peut constater que cette écriture de la langue française n’est pas une écriture phonétique ; ce n’est pas l’écriture du turc voire de l’italien 1.

1 Un peu plus, et voilà qui donnerait prise au glissement : quand on se trouve au niveau grammatical, on ne peut plus parler d’écriture phonétique, et le turc comme l’italien ont leur grammaire. Disons que dans leur système d’écriture, les correspondances phonétiques des lettres étant plus strictes, l’ânonnement en est rendu plus aisé.

     Or, la mouche qui vous pique - ou sa cousine, que j’appellerai la mouche Phonette - vous pousse à ne pas apprendre à vos petits élèves une lettre de l’alphabet sans leur apprendre du même coup à y coller leur propre production phonatoire. Vous pratiquez cela à partir de l’hypothèse fausse, mais courante, qu’une lettre de l’alphabet représente un son.

     On appelle cela le phonétisme, mais l’insistance que vous y mettez permet quelquefois de se demander jusqu’où vous allez pousser l’alphabêtissement de vos élèves.

     Vous appelez cela votre méthode pour la pédagogie de l’orthographe. Mais ce mot de méthode n’est jamais qu’un gros mot. S’il y avait une méthode d’apprentissage de la langue française exposée rationnellement, avec ses principes et ses règles, cela se saurait. D’autre part, si l’on peut dire, à chacun sa méthode, alors ne parlons plus de méthode, parlons plutôt de truc. Il y a des trucs pédagogiques. Et l’arbre de la méthode, qu’il n’y a pas, peut cacher la forêt des trucs qui, eux, prolifèrent.

     Comme tous les trucs, ils ont leurs limites d’une part, et, d’autre part, ils sont aisément remplaçables les uns par les autres : quand l’un ne marche pas, on peut toujours avoir recours à tel autre. Il y a toujours un risque, c’est qu’un truc devienne Le Truc, désormais employé pour lui-même et à nulle autre fin que lui-même : la pertinence de son application ne relève plus alors que de l’intention, pure bien sûr, et de la croyance en son efficacité.

     On se trouve alors à un niveau immune à toute prise du rationnel, Le Truc échappe à toute critique et, si peu qu’on y touche, on déclenche des réactions passionnelles - la colère par exemple. C’est, on n’en peut douter, ce qui explique la prudence observée par ceux qui pourraient avoir leur mot à dire sur le sujet.

     Cela a commencé avec le truc global et le truc analytique. Cela peut ressembler à une appréhension grossière de ma part, mais ne pourrait-on pas dire que leur querelle, encore bien vivante, ne perdurerait pas autant s’ils ne s’étaient affublés de ce mot de méthode ? Aucun ne voulant plus céder sur sa précellence, et vouant l’autre aux gémonies en dénonçant ses effets catastrophiques ?

     Mais enfin on n’en est même plus là, il y a eu le truc gestuel, le truc des nominations autres des lettres de l’alphabet, le truc avec l’articulation des mêmes sans la voix, il y a le truc avec les symboles du système phonétique international, tous, tournant et se mordant la queue, leur noyau central restant toujours le phonétisme littéral.

     Les jeunes élèves n’ont pour la plupart aucun goût spontané ni aucun intérêt pour la grammaire. Ce goût et cet intérêt doivent leur être transmis.

     C’est en fonction de l’intérêt que porte l’enseignant à ce qu’il enseigne que ses élèves développeront le leur.

     Cela relativise les effets des trucs pédagogiques : l’apprentissage de la grammaire française doit rester à l’horizon, et il n’y a pas de bonne raison pour que cet horizon soit incessamment repoussé à l’infini.

     Il arrive que l’usage d’un procédé pédagogique masque une aversion de l’enseignant pour la grammaire - il y a des esprits libertaires -, c’est cette aversion qui sera alors transmise avec le procédé.

     Vous voyez que ces choses sont très relatives, mais il convient quand même d’aérer un peu cette affaire du phonétisme littéral. On devrait se rendre compte qu’il y a une différence de niveau entre le fait de lire et celui de ne lire que des lettres. Si son écriture permet de classer le français parmi les langues à écriture alphabétique, il est clair qu’elle n’est pas pour autant une écriture phonétique.

     L’insistance mise sur le phonétisme littéral peut donc être considérée comme une erreur dans son principe. Pourtant le b, a, ba, a toujours existé dans l’apprentissage. Allant dans le sens d’un repérage syllabique, à retrouver dans la forme graphique des vocables, il n’avait pas à se prolonger outre mesure puisqu’il se situe hors grammaire. Faute d’opérer assez tôt le saut nécessaire du côté de la grammaire, et cela on l’a toujours su, on en reste à ânonner.

     Ânonner. On se demande quelquefois, à entendre ce qui s’élève dans l’azur en provenance de vos classes, si vos élèves apprennent autre chose. Vocaliser des lettres ou des ensembles de lettres (ce qui ne se pratique qu’hors lexique), vocaliser des lexèmes hors syntaxe (“mettez le ton”, vous sentez-vous portés à ordonner), c’est cela l’ânonnement. Vous pensez y obvier par la pratique de la “lecture silencieuse”, évidemment vous ne l’entendez plus : vos élèves ânonnent in petto.

     Quand vos élèves rencontrent des difficultés à noter avec des lettres ce que vous appelez des sons, comme vous le souhaitez, alors vous prenez des précautions : vous les faites orthophoniser. Comme si ce n’était pas toujours la même chose.

     Mais il y a une orthophonie de la langue française ! Elle est donnée systématiquement par le Petit Robert, de façon bien plus sporadique par le Petit Larousse. Elle est principalement notée à l’usage des étrangers. Des étrangers au français telkonlkose. Mais ce que vous oubliez, c’est que c’est une phonie standard ! (d’ailleurs variable en fonction de la syntaxe). Il n’est jamais venu à l’idée de personne d’exiger de qui que ce soit d’avoir à y conformer sa propre production phonatoire.

     Une seule chose est exigible en droit, c’est que le locuteur s’y tienne dans une approximation suffisante pour être entendu, c’est-à-dire que cette approximation permette l’accommodation acoustique de l’interlocuteur.

     Ce qui joue dans ce cas, c’est la structure phonologique des vocables et non la perfection phonétique. Autrement dit, si la perfection phonétique est souhaitable, en particulier pour celui qui parle sa langue, elle n’a jamais à être exigée, elle ne peut l’être que par abus. Alors que faites-vous ?

     Il y a un mot d’ordre adressé à l’école : il faut produire des lecteurs le plus tôt et le plus rapidement possible. Outre que ce “plus tôt” et ce plus “rapidement” puissent susciter quelques réserves, ce sont des lecteurs qu’il vous est recommandé de former, pas des phonographes ou des grammophones (de gramma, lettre), fonctionnant comme de petites machines, têtes de lecture ou sténotypes 1.

1 Dans le cas du truc “global”, c’est au petit appareil photographique qu’on s’adresse : “photographiez le mot”, est-il commandé.

     À ce propos, reportez-vous donc à l’article sténotypie du dictionnaire Larousse : A LA MESON O PURO A LEKOL UN LAROUS E INTISPANSAPL. Ça ne vous dit rien cette écriture ? À votre avis, dans le casde vos élèves, où est la sténotypiste qui connaît, elle, la grammaire française ?

     Seulement, il y a d’autres mots d’ordre, n’est-ce pas ? Ces petits, on veut tellement leur bien et leur bonheur que tout est bon. Ils ont besoin de logique, on les abreuvera de ludique. Vous êtes là pour les introduire à la grammaire du français, mais vous pensez qu’il est plus urgent de les bien traiter, de les soigner en somme : vous faites du Borel-Maisonny. Ce qui est bon pour les arriérés mentaux est forcément bon pour tous les autres, en tout cas, ça ne peut pas leur nuire.

     Vos méthodes prétendues telles, je n’ai rien contre - aux conditions énoncées plus haut - mais vous les pensez tellement propices au bien des petits enfants que vous êtes rendus incapables d’en reconnaître les effets en leur lieu.

     Par exemple, vous apprenez à vos élèves à noter au moyen de signes graphiques leur propre production phonatoire, soit. Après tout, cela peut se soutenir d’une certaine théorie de l’écriture - dont l’idéologie qui l’affecte n’a jamais vraiment été critiquée. Mais, à l’épreuve de la dictée, ils n’écrivent plus alors des “mots” (lesquels ont bien sûr une forme phonique), mais une succession de sons. L’élève, bien formé, intériorise le vocable entendu et le reproduit en l’articulant in petto ou en se le chuchotant, de manière à pouvoir noter les sons qu’il analyse ; il est alors logique qu’il remplace systématiquement les lettres qui sont censées connoter les phonèmes sonores, par celles qui notent les sourds (un P vient à la place d’un B, un F à la place d’un V, le mot garage sera écrit carache, et ainsi de suite). Il ne fait en cela qu’appliquer à la lettre - c’est le cas de le dire - le procédé que vous lui avez inculqué, mais au-delà de ce que vous en attendiez.

     Jusque-là, cela n’a guère d’importance. Si l’élève connaît la forme écrite du vocable dont il a donné l’écriture phonétique, il pourra en effectuer une correction totale ou partielle, si toutefois il a appris à se relire.

     Mais certaines transcriptions phonétiques persistent, plus ou moins nombreuses selon le degré des acquisitions grammaticales. Vous appelez cela des confusions (ne nous attardons pas sur ce mot, il y en d’autres), confusions de lettres, de sons, confusions de lettres et de sons. Seulement voilà : ces confusions, vous ne les rapportez pas au procédé employé, vous les imputez à l’élève, c’est lui qui confond.

     Ici, a lieu une première délocalisation des phénomènes. Vos coéquipiers du R.A.S. pourraient vous aider à remettre les choses à leur place. Malheureusement, de leur propre aveu d’ailleurs, vos coéquipiers s’intéressent à autre chose. Ce n’est pas l’élève qui les intéresse, encore moins la relation maître-élève, c’est l’enfant. Et qui dit enfant dit adulte, dit famille et dit surtout relation mère-enfant.

     On va introduire les mères dans le circuit, c’est d’autant plus facile qu’il y en a qui ne demandent que ça, mais vous ne savez pas pourquoi.

     Le triangle interne à l’école :

 

     Non seulement vous imputez à l’élève de “confondre”, mais vous exportez cet énoncé en dehors de l’école.

     Deuxième délocalisation. Elle ne va pas être sans effets, effets très difficiles à contrôler. Pour la simple raison que va s’instaurer un dialogue et qu’il n’y a de dialogue que de sourds.

     Ce qui peut se passer - et c’est loin d’être rare - c’est que l’enfant saisisse qu’un message le concernant est adressé à sa mère et que cela la touche. C’est ce message en tant que tel (peu importe ici son contenu) qui l’accroche.

     L’élève pressent bien qu’il ne confond rien à l’école, mais du côté de sa famille il peut exister d’autres “confusions” (de sexe, de générations, de rôles etc.) qui, jusqu’alors, n’avaient pas trouvé de support. Elles vont en trouver un. C’est là que le contenu du message - son énoncé ou le matériel qu’il concerne - va servir.

     En retour, à l’école, vous vous trouvez devant des phénomènes d’insistance répétitive sur lesquels vous n’avez plus de prise.

     Comme l’écrivait une directrice d’école à une mère de famille : “d’où viennent toutes ces confusions ?”

     Le point d’interrogation est planté du côté de la famille, pour des questions qui devraient être traitées à l’école.

     Quant à l’enfant, il réimporte à l’école un matériel qui sert désormais de support à des questions qui concernent la famille. Comment voulez-vous vous y retrouver ? Bien entendu, il est impossible que vous vous y retrouviez ; mais l’équipe éducative a désormais du pain sur la planche. Plus exactement il y en aura pour longtemps à faire tourner le pétrin, le pétrin dans lequel vous vous êtes fourrés avec l’élève.

     Il faut que vous sachiez une chose : plus vos trucs pédagogiques apparaîtront dans leur particularité dénudée - c’est-à-dire, moins sera détectable par vos élèves leurs liens à la forme d’universel que constitue la grammaire - plus leur matériel sera susceptible d’entrer dans leurs processus inconscients ; désormais lisibles au grand jour, mais pas pour tout le monde.

     Parce qu’il n’y a pas que le phonétisme. “Trois ponts, deux ponts” pour le M et le N, c’est mignon ça ! et poétique ! C’est supposé aider les petits élèves à ne pas confondre les deux dans leur tracé. Pourquoi pas après tout ? Il y a juste un petit inconvénient : la structure de la lettre n’est plus repérable. Aussi bien dans l’écriture imprimée où ces lettres se présentent comme deux-ponts et un-pont, que dans l’écriture cursive, dite attachée, où la ligature - qui fait, à la fois lien dans la constitution de l’unité du morphème, et séparation entre les lettres - est confondue dans le corps de la lettre.

     Une petite fille va intégrer l’absence de lien séparateur comme soudure entre les éléments (entre les “ponts” aussi bien qu’entre les lettres), et d’autant plus sérieusement que le mot à écrire est le mot maman. Elle est alors portée à tracer la forme suivante :

 

     L’équipe éducative se croira par la suite obligée - au regard de l’insistance du phénomène - de convoquer la mère et de lui annoncer que sa fille présente des troubles. Des troubles du graphisme !

     Le truc aura réussi à accrocher et fixer quelque chose dans la problématique de la relation de cette petite fille à sa mère. Est-ce le moment d’applaudir ?

     Autre effet du truc, côté garçon cette fois - et dans le cas d’un élève plus âgé. Il est là, à donner l’épellation de son patronyme, il en nomme correctement les six premières lettres selon les appellations usuelles, mais voilà qu’il s’arrête et hésite ; il y a là deux M qu’il lui est difficile de nommer comme telles.

     Il est évident, et ce sera confirmé par la suite, que se présentent à son esprit d’autres nominations ; c’est “deux trois-ponts” qu’il lui faudrait dire. Mais c’est une formulation qui ne se dit pas bien en français. Un petit turn dans sa tête et ce qui sort c’est “trois N (ène)”. Voyez-vous ça, le truc lui a “fait passer” la commutativité de la multiplication !

     Là il faut applaudir, absolument. D’autant plus qu’il en rit lui-même.

     Ne croyez pas que j’ironise. Vos trucs réussissent. On ne sait pas trop bien à quoi, certainement pas à un apprentissage de la grammaire du français, mais ils réussissent à quelque chose.

     Ce vous à qui je m’adresse, je n’ai pas d’idée de votre nombre, je ne dispose pas de données statistiques. Le fait que vous soyez femmes pour la grande majorité, laisse heureusement une certaine marge pour ce qui prendrait rapidement le ton d’une critique radicale : tant, toutefois, que vos trucs ne tournent pas au dogme.

     Pour celle qui profère : “je veux qu’ils apprennent comme des sourds”, alors les choses peuvent devenir irrémédiables. Et de même pour celle qui veut faire redoubler un élève de CM1 parce qu’il “n’a pas acquis la combinatoire”. La combinatoire ! Encore un autre gros mot pour le b,a, ba. Le b,a, ba en CM1 !

     Mais enfin, ce truc du phonétisme littéral, on peut toujours avoir quelque appréhension de la façon dont il se répand : on a le nombre de demandes d’orthophonie en provenance de l’école, on a la donnée du nombre croissant, voire alarmant, d’illettrés au sortir des études primaires.

     On a enfin l’accroissement dans certains manuels de l’introduction des symboles phonétiques. Devoir en arriver-là signale quelque chose : s’il devient nécessaire d’introduire dans les procédés d’apprentissage un supplément de symboles (36 en plus des 26 lettres de l’alphabet, sans compter les signes diacritiques) ne peut-on pas penser qu’en bonne méthode ces procédés pêchent au moins du côté du principe d’économie ?

     Mais comment, sans ce secours, continuer à tenir qu’une lettre correspond à un son et vice-versa. Et alors vous employez le truc du “je vois, j’entends”. Dans l’écriture du mot second, l’élève devra écrire qu’il voit C et entend [g] (on se demande vraiment comment). Quelle phonétisation accoler à ces signes ? Mystère. C’est impossible à dire.

     C’est bien ce qui me fait dire que tous ces trucs se mordent la queue : une fois posé le principe du phonétisme littéral, impossible d’en sortir.

     Mais cela permet de merveilleuses prestations : ainsi l’instituteur qui se vantait d’écrire au tableau la lettre E et, à ses élèves ayant répondu que “c’est un neu, m’sieur”, de leur rétorquer : “non c’est un A”, et d’en administrer la preuve en écrivant le lexème femme.

     Faible consolation que de pouvoir traiter ce soi-disant maître en phonologie de... solennel. Évidemment cela fera plus sérieux d’apprendre à ces élèves à écrire qu’ils voient E et entendent [a]. Explorer de cette façon le lexique peut meubler une bonne année scolaire.

     Ce procédé est abrutissant, fastidieux, erroné et inutile. Je ne perdrai pas de temps à démontrer le bien fondé de ces quatre affirmations. Ça ne servirait à rien pour ceux auxquels cela paraîtra une évidence et pas plus, à ceux qui croient en l’efficacité du procédé.

     Vous pourrez bien sûr prétendre que vos élèves se sortiront toujours d’affaire en prenant les choses au niveau de ce “ludique” dont ils ont tant besoin. Voire... Moi, je vous dit : méfiez-vous ! Méfiez-vous et gardez-vous de ne pas trop insister, parce qu’avec l’appoint d’un zest de psychasthénie du côté du sujet, vous risquez d’avoir la surprise de découvrir des élèves qui, en parcourant un texte des yeux, se mettront à entendre des voix. Phénomène qui ne sera en rien du ressort du psychiatre.

     D’ailleurs ça commence, de façon plus ou moins larvée. Mais aussi de façon manifeste dans des cas isolés : un élève de CM2 m’a confié qu’il était gêné dans sa lecture d’un texte par une voix parasite : « Je bute sur un mot et il y a comme une voix qui m’oblige à répéter “je vois telle lettre, j’entends tel son” ». Voix et pensée imposée, signes pathognomoniques de psychose chez un écolier non psychotique.

     Mais à force de jouer avec les trucs pédagogiques il ne peut manquer d’arriver que les maîtres en viennent tout bonnement au trucage. En voici un exemple,

 

 

     Quand vos élèves se trouvent en difficulté avec vos trucs, vous dites que ce sont eux qui ont des difficultés et vous vous croyez autorisés à renforcer l’application du truc.

     Un lycéen de 14 ans : « Je suis incapable d’écrire sans fautes d’un premier jet, je me considère comme un infirme de la grammaire ; bien sûr, je ne suis pas con et je peux corriger avec le dictionnaire et les précis de grammaire. En primaire, on m’a appris avec des gestes. »

     Alors que son devoir est d’introduire ses élèves à la grammaire du français en tant qu’elle vaut comme référence universelle, voilà que ce maître use de son statut d’autorité pour imposer à ses élèves quelque chose qui lui est absolument particulier ; car personne au monde, autre que lui-même, ne peut produire cette chose qu’on peut bien qualifier d’assez merdique et qui va venir encombrer les yeux, les oreilles et la bouche de ses élèves. Ne se trouve-t-on pas, dans ce cas, au-delà du simple abus d’autorité ?

     Ce qui est enrageant, c’est que ceux de vos élèves qui se laissent coincer par vos trucs sont le plus souvent les meilleurs, les plus studieux, ceux qui ont le plus besoins de vous et qui boivent vos paroles. Ils manquent juste de cette distance critique à laquelle pourraient aider leurs parents - c’est qu’ils sont trop soumis ou ont trop investi la pseudo-maîtrise à laquelle ils s’identifient imaginairement.

     Ici se pose la question de savoir si on souhaite vraiment que les élèves sachent lire et écrire leur langue. Car s’ils y parvenaient, alors la grammaire règnerait en maîtresse et tous vos trucs ne seraient plus de mise. Le soupçon vient : peut-être avez-vous, en fait, besoin que vos élèves demeurent des sous-développés de la grammaire, afin de maintenir sur eux votre pouvoir.

Guy Sizaret

Avril 1997

Add. • Quant aux esprits libertaires - qui ne sont pas forcément les autres - ceux qui œuvrent dans le sens de libérer leurs élèves de la tyrannie, de la tyrannie de la grammaire normative, n’est-ce pas de se libérer eux-mêmes de l’école qu’ils rêvent ? L’école, lieu de la violence-à. Alors, classes vertes et de découvertes, classes de mer et classes de neige, classes-natures, n’est-ce pas l’espoir ? Lieux baladeurs où, sans entraves, on pourra enfin s’aimer ?

 

 

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
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