Psychanalyse et idéologie

Psi . le temps du non

Daniel Sibony

Paroles infinies du Shofar

ø

Il est plus facile d'élever un temple que d'y faire descendre l'objet du culte

Samuel Beckett « L'Innommable »

Cité en exergue au « Jargon Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  « The Uspeakable one »

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

ø

Personne n'a le droit de rester silencieux s'il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l'âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.
Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s'adresse à l'idéologie qui, quand elle prend sa source dans l'ignorance délibérée, est l'antonyme de la réflexion, de la raison, de l'intelligence

© Daniel Sibony / 25 septembre 2014

Pour 5775

 

Paroles infinies du Shofar*

 

Le Shofar est un cri, qui déjà en lui-même vient de loin, et qui est porté par une longue transmission. (Donc, deux lointains, dans le son et dans le temps). C’est un cri que tout le peuple entend et doit entendre pour éprouver que l’être divin, par exemple le destin, est en train de se brancher sur la grâce plutôt que sur la rigueur, en matière de jugement. La vie est dure, rigoureuse, et le peuple juif a ménagé des moments privilégiés pour tenter d’inscrire ce retournement où la vie, l’être divin vivant (élohim haïm) change de registre et devient généreux, accessible à la compassion, à la pitié. Toucher l’instant où le destin ne montrerait que de la bonté. Inventer cet instant, l’évoquer, le vivre.

Et là, on rejoint le cri du bélier égorgé à la place d’Isaac. Le peuple se met à la place de son ancêtre pour subir sa détresse et sa délivrance. C’est donc aussi, peut-être, le cri  intérieur d’Isaac avant que l’animal ne lui soit substitué.

Du coup, le Shofar n’est plus seulement le cri que le peuple doit entendre, c’est le cri qu’il pousse depuis toujours, de génération en génération, le gémissement devant l’épreuve de porter ce qu’il doit porter, qui est éprouvant même si ce n’est pas accompagné de souffrance. Or ce fut presque toujours accompagné de souffrance, mais aussi de joie,  mélange subtil qui exprime la vie symbolisée par YHVH (comme univers infini des possibles). D’où cet autre possibilité : le Shofar serait la voix du silence ténu qui signale (déjà pour le prophète Élie) la présence divine ; c’est donc aussi la voix qui fait retentir en nous le silence initial, radical, au-delà de tout bavardage, le silence criant du rapport à l’être, qui est par essence originaire. Du coup, c’est aussi la voix du silence ultime, en tout homme, à l’approche du danger auquel il espère échapper. Et il faut un peu d’imagination à certains pour comprendre qu’ils sont en danger ; qu’au-delà de toutes les assurances, ils courent un risque essentiel ; on peut au moins le leur souhaiter.

Quant au Shofar, c’est plus complexe encore, car les sons qu’il émet sont de trois ordres (téqi’a, térou’a, shévarim, par ordre croissant de brisures dans la continuité) ; s’agit-il de porter l’âme jusqu’à sa brisure, d’où elle puisse revenir à elle-même plus ouverte ? Qui plus est, les trois sons se combinent selon des permutations rigoureuses, chargées, on s’en doute, de sens et de symboles précis, qui rendent cette voix de l’Autre infiniment parlante ;  et qui en font l’appel à une autre écoute.

Appel mais aussi rappel, souvenir. Le double sens du Shofar comme cri qu’on entend et cri qu’on lance, comme voix intérieure et voix de l’Autre, se répercute ainsi : c’est un appel, et un rappel. Le rappel lui-même est double : on se rappelle  l’être vivant et on leur rappelle à nous. On se rappelle à la vie et on la rappelle en notre faveur.

 

Kippour et le rite du bouc émissaire

 

Une seule page de la Torah concerne le rite de Kippour, fait pour expier le péché du Veau d’or, faute majeure s’il en est, vu les variantes infinies de l’idolâtrie, qui tournent autour du culte de soi-même aux dépens des autres et au détriment de la vie. Ce rite comporte celui  du sacrifice et celui du bouc émissaire pour marquer le vœu d’expier « toutes les fautes », comme si toutes avaient pour symbole l’idolâtrie, c’est-à-dire l’impasse narcissique du rapport avec l’Autre, où avec l’être.

Le rite s’est perdu, faute de temple, et l’on ne peut plus faire les choses comme à l’origine, alors on lit les textes qui les décrivent. Cela fait du peuple juif le noyau d’un peuple plus vaste, celui des scribes-lecteurs-interprètes du Livre infini de la vie.

Reste la question: pourquoi ce bouc émissaire dans le rite des Origines? Sans doute pour rappeler et inscrire un vœu crucial: transférer sur l’animal les dangers qui nous guettent suite à nos fautes, nos ratages, nos manquements; mais cette fois, c’est un transfert parlé ; on ne sacrifie pas l’animal, on transfère sur lui les fautes, il les « porte », et on l’envoie sans le tuer dans le Désert, le lieu de l’errance originelle. (Le lieu originel de l’errance du peuple juif parce qu’il n’a pas fait assez confiance à la Parole.)

L’effet bouc émissaire est prégnant dans nos sociétés, il leur est intrinsèque. L’actualité fourmille d’exemples où l’on fait haro sur un homme et où des groupes respectables vident sur lui leurs rancœurs, sans être pour autant ni apaisés ni épurés.

Cet effet est si prégnant que certains auteurs chrétiens, comme R. Girard, y voient le prototype de la violence, qu’ils ramènent en fait à la scène christique : Jésus portant les péchés des hommes. Mais c’est là un certain forçage: car si Jésus est mort pour les péchés des hommes, les hommes ne se sont pas ligués pour projeter sur lui leurs péchés. (L’Évangile prend soin même de faire dire à ceux qui voulaient sa mort : Que son sang retombe sur nous. On est loin d’un rite de purification. ) De fait, l’origine de la violence est plus complexe : entrechoc de deux symptômes, ou de deux narcissismes qui ne se supportent pas.

L’objet du rite de Kippour, c’est de se purifier de sa culpabilité. L’homme trop coupable est dangereux, pour lui-même et pour d’autres ; sa tendance à transférer ses fautes sur son prochain est irrésistible. Au hasard des conversations, vous entendez souvent: “Tu vois ? C’est moi qui avais raison!”. Donc le tort est chez l’autre, le mal est venu de lui. Essentiel que ce soit l’autre qui porte le tort. Cela dit, est-il possible qu’une personne s’innocente sans culpabiliser une autre ? C’est un grand défi éthique que de ne pas projeter sur l’autre nos propres manques. Les projeter sur un bouc n’est pas une mauvaise idée, mais le rite s’est perdu. Alors on les projette sur le système, sur la machine : en cas d’accident grave, on dit qu’il a eu lieu « pour des raisons techniques », comme si la technique et sa gestion n’étaient pas l’œuvre des hommes.

Quant au groupe, sa tendance à s’expurger de ses fautes sur un responsable, qu’il prend comme bouc émissaire, semble presque incontournable. Là encore, l’idée - ou le vœu - de la Torah est que ce soit un bouc, qu’on l’envoie au diable, dans le  désert, même pas à la mort. Le bouc est un « objet » vivant porteur de fautes, qui assure leur transport entre nous et l’espace vide.

Petite question pour ceux qui pensent : par quoi remplacez-vous le bouc émissaire ?

Il va de soi que dans la Torah, le bouc émissaire est… un vrai bouc. Le remplacer par une personne est une violence idolâtre, un sacrifice humain. La faute que l’on reproche à cette personne (et qu’en fait on projette sur elle) est celle-là même qu’on commet en la sacrifiant. C’est bien pourquoi un groupe n’est pas lavé de sa faute quand il l’impute à un “bouc émissaire” humain. C’est pourquoi dans nos sociétés, la scène du bouc émissaire se reproduit si fréquemment.

Le désert aussi est un symbole du rapport à l’être, à l’infini des possibles, pour le meilleur et le pire. Seul la parole inspirée (la parole de l’être dans la Torah) permet de le traverser. La « traversée du désert » est un terme courant pour dire le passage difficile où le sujet perd ses semblants, se retrouve “seul”, aux prises avec l’être, avec « le réel » - qui inclut souvent la cruauté des autres. A ces passages, il a le temps d’intégrer sa mort à sa vie pour la rendre vivable, et il a surtout intérêt à trouver sa chance, a trouver grâce au regard de l’être. Le peuple hébreu a vécu cette traversée durant toute une génération, après la Sortie de l’esclavage. Après quoi, il a eu la grâce d’entrer dans sa terre promise.

Dans le rite originaire, il y a un tirage au sort, donc un effet du hasard : le prêtre tire au sort celui qui sera le bouc émissaire, celui qu’on ne tue pas, l’increvable pour ainsi dire, qu’on charge des péchés du peuple pour l’envoyer au diable... Et l’autre bouc, on l’offre à Dieu en sacrifice, pour expier les péchés du peuple. N’importe lequel des deux peut être l’émissaire ou le bouc offert à Dieu. Mais l’émissaire doit faire savoir ailleurs (au diable, à qui veut savoir...) que le groupe connaît le manque, le péché, le désir; qu’il est tout sauf innocent de ce côté-là. Et l’autre bouc est sacrifié pour garder le contact avec Dieu - c’est la fonction du sacrifice (korban, de karob qui veut dire proche).

Que fait de plus le bouc “émissaire” - sur lequel le prêtre impose les mains et transfère les péchés d’Israël avant de l’envoyer au désert, conduit par un homme qui, à son retour, devra se purifier de ce contact ? Que fait-il de plus que le bouc sacrifié pour la péchés du peuple, c’est-à-dire pour ses manquements ? Il faut croire que ce sacrifice - cette expiation elle-même - laisse des traces, dans le transfert qu’elle opère. Et le bouc émissaire se charge de transférer ces traces. En somme, il y a le transfert des traces et les traces du transfert, qui ne sont pas négligeables: on commet beaucoup de fautes en cherchant à se purifier, à s’innocenter, à se laver de toute faute. (De même, bien des maladies sont l’effet de nos “guérisons” ; bien des malêtres sont produits par nos efforts pour nous dégager du malêtre. Bref, les traces de l’effacement sont les plus dures à effacer. C’est tout cela que l’ultime transfert animal, porté par le bouc émissaire, doit emporter vers le désert, vers un lieu de vide, de solitude où, selon la tradition, se déchaînent les pulsions “mauvaises” et les “forces divines” dangereuses.

Ajoutons qu’à Kippour, on ne fait que demander la grâce. Et le nom même de Judah, ancêtre du peuple juif, signifie… grâce à Dieu. Façon de dire qu’on cherche son vrai nom, que chacun cherche son appel à vivre, à travers le grand Nom qui est noté d’un tétragramme, YHVH, anagramme de l’être à tous les temps. Et il faut beaucoup de textes (près de 500 pages de suppliques et d’appels), pour remplacer les sacrifices et le bouc émissaire. Et parmi tous ces textes, on lit celui du bouc émissaire, comme pour le présentifier. Et on lit celui de Jonas, qui comporte au passage une variante de ce thème : où c’est l’Hébreu, comme tel, qui est pris pour bouc émissaire ; vieille histoire bien connue.

Daniel Sibony

 

* Dans le rituel du Nouvel an juif (Rosh Hashana), qui est mis sous le signe du Jugement (les hommes sont jugés par l’être divin), on sonne du Shofar, corne de bélier préparée à cette fin, et qui rend son rauque, profond, à la fois étouffé et puissant.

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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