Psychanalyse et idéologie

Robert Badinter • L’antisémitisme : tirer les leçons de l’histoire

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • L’innommable

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  « The Unspeakable one »

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

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Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

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Robert Badinter 

 

Antisémitisme : tirer les leçons de l’histoire

 

Table ronde sur la prévention de l’antisémitisme, organisée par l’UNESCO le 6 décembre 2016

 

http://fr.unesco.org/news/robert-badinter-antisemitisme-tirer-enseignements-histoire

 

Relayé également par JForum

 

http://jforum.fr/robert-badinter-sur-lantisemitisme-tirer-les-enseignements-de-lhistoire.html

 

 

En retraçant l’histoire de l’antisémitisme du 4e siècle à nos jours, Robert Badinter s’attarde sur « un enseignement riche d’avertissement et de sens ». « Il est tout à fait remarquable et difficilement compréhensible », dit-il, que le peuple le plus cultivé d’Europe avant l’avènement d’Hitler soit précisément celui qui « a conduit à l’encontre des Juifs la plus cruelle histoire qu’ils aient connue dans ce qui est constamment tragédie ».

 

L’antisémitisme n’est pas un phénomène contemporain. C’est un mal multiséculaire. Depuis la prise de Jérusalem par Titus en 70, depuis la dispersion des Juifs notamment à travers tout le bassin méditerranéen, vendus comme esclaves en si grand nombre que les cours du marché (si l’on utilisait un terme économique moderne) s’étaient effondrés dans l’Empire romain, la condition des Juifs à travers deux millénaires, et notamment en Europe, n’a jamais cessé d’être exclusion, souffrance, persécution. De l’antisémitisme, depuis cette lointaine époque romaine, je dirais qu’on connaît quatre formes, qui parfois se confondent.

 

Antisémitisme religieux, national et racial

 

La première forme, c’est l’antisémitisme religieux. Depuis les Dits de Constantin, reconnaissant le christianisme comme religion officielle, en 313, jusqu’au 20e siècle, l’antisémitisme s’est toujours nourri de la haine du peuple déicide, celui qui avait tué Jésus Christ. À travers les persécutions et les massacres, la possibilité était souvent – pas toujours – offerte aux Juifs d’échapper à la mort ou à l’exil par une conversion forcée, quitte à redevenir Juif quand les temps seraient moins cruels. La longue histoire, culturellement si riche des Marranes, notamment dans les États ibériques, en est une illustration. Avec la naissance des nations modernes, l’antisémitisme devint essentiellement national. Les Juifs, même originaires du pays où ils se trouvaient, étaient toujours des étrangers. Des étrangers suspects dans la nation où ils vivaient. Le fait que les Juifs aient assumé tout naturellement des responsabilités, en dépit des ostracismes qui les frappaient, qu’ils aient assumé des fonctions éminentes dans le domaine politique, économique ou financier, faisait d’eux, à la moindre difficulté nationale, des traitres en puissance, toujours au service d’une mythique « Internationale juive », un complot juif imaginé par les antisémites. Ce fut notamment le cas, en France, et je n’ai pas besoin de rappeler la signification à cet égard, de l’affaire Dreyfus, car si on avait bien voulu regarder un instant avec lucidité, il n’y avait aucune raison que Dreyfus soit un traître, juif alsacien qui haïssait l’Allemagne et qui voulait d’abord servir son pays. À la fin du 19e siècle, les esprits avaient évolué, l’antisémitisme se voulait scientifique à l’image des meilleures disciplines modernes. Il est devenu racial, les Juifs étant définis comme une race d’origine orientale un peu mystérieuse, inassimilables pour les peuples au milieu desquels ils s’établissaient, et notamment au sein des nations où l’on voulait être originaire d’une race arienne supérieure et menacée de dégénérescence par la présence en son sein de Juifs porteurs de multiples tares.

 

Reconnaissance de la citoyenneté des Juifs

 

Ainsi, sous la forme d’interdictions, d’assignations dans les ghettos, de marquages sur les vêtements – comme des animaux dangereux -, les Juifs apparaissent, dans la longue histoire de l’humanité, comme une espèce maudite. D’où, l’importance extrême que nous devons toujours attacher à la Révolution française qui, pour la première fois dans l’histoire, en 1791, a proclamé que les Juifs vivant en France seraient considérés comme des citoyens français. Petite anecdote : le jour où fut votée, à la fin de l’Assemblée constituante, cette citoyenneté des Juifs, la dauphine, sœur de Louis XVI, écrivait à une cousine de la famille Habsbourg, à Vienne, ces simples mots : l’Assemblée a mis le comble à ses folies, elle a fait des Juifs des citoyens. Si je marque cela, c’est parce que, difficilement acquise dans les travaux parlementaires, cette volonté de faire des Juifs des citoyens à part entière est exactement l’inverse de ce que les nazis détestaient le plus, c’est-à-dire les Droits de l’homme et la philosophie des Lumières. Selon l’expression même qui se trouve dans Mein Kampf, les Juifs devaient être absolument exclus de la communauté du peuple allemand. Cet antisémitisme forcené est à l’origine des lois raciales du Troisième Reich adoptées dès 1935 à Nuremberg, et dont le titre et la finalité, je les rappelle, sont « Lois pour la protection du sang allemand et de l’honneur allemand », que souillait, bien entendu, la présence des Juifs. Je laisse de côté les difficultés, auxquelles se heurte la théorie raciale, de trouver les critères. Les savants du Troisième Reich ont beaucoup cherché et, bien entendu, rien trouvé. Et, donc, on s’est reporté sur la pratique religieuse. Pas besoin de rappeler ici que l’on définissait, selon les lois de Nuremberg, les Juifs par leur pratique religieuse, ainsi que celle de leurs parents et de leurs grands-parents.

Ces critères, d’ailleurs tirés de la religion juive, interdisaient toute possibilité aux Juifs de quitter par une conversion, quelle qu’elle soit, le troupeau de ces êtres malfaisants auquel ils apparentaient par naissance.

 

Un enseignement riche d’avertissement et de sens

 

Je ne reprendrai pas ici la longue liste des persécutions toujours croissantes subies par les Juifs d’abord dans le Troisième Reich, puis dans l’ensemble des territoires occupés par l’armée allemande. À cette époque, j’ai eu la triste occasion, moi-même, d’en constater l’étendue et les ravages. Aujourd’hui, d’innombrables études ont dévoilé l’ampleur, l’horreur, du génocide juif par les nazis. Je ne reviendrai pas non plus sur les ouvrages philosophiques si remarquables qui ont traité de ce phénomène. Ce que je voudrais simplement souligner, c’est ceci, qui me paraît le plus riche d’avertissement et de sens : il est tout à fait remarquable et difficilement compréhensible qu’un grand peuple chrétien, cultivé entre tous les peuples d’Europe, d’où étaient issus un grand nombre de génies dans l’art, dans la pensée, dans la recherche scientifique, et de lauréats du Prix Nobel, parmi lesquels un certain nombre de Juifs, que ce peuple-là fut le porteur, l’animateur et le réalisateur des plus terribles persécutions contre les Juifs qui aient jamais désolé l’histoire de l’Europe. Il est essentiel de s’en souvenir, car il n’y avait pas en Europe de pays où l’amour de la culture, l’enseignement de la culture, la passion de l’art, notamment musical, et la recherche scientifique fussent portés plus haut que dans l’Allemagne jusqu’à la fin de la République de Weimar. C’est pour l’UNESCO, précisément, l’occasion d’y réfléchir. Car s’il est un pays qui brillait par sa philosophie, c’est bien l’Allemagne, l’Allemagne d’avant Hitler. Et c’est ce pays qui, cédant à toutes les fureurs de l’antisémitisme et du racisme, a conduit à l’encontre des Juifs la plus cruelle histoire qu’ils aient connue dans ce qui est constamment tragédie. La leçon – et pourquoi j’insiste là-dessus – c’est qu’en soi, la culture, le savoir, la recherche de l’art, l’amour des arts ne suffisent pas à constituer des obstacles insurmontables pour l’antisémitisme, puisque c’est là qu’il s’est établi avec la plus terrible horreur. Qu’on me comprenne bien : en aucun cas il ne s’agit pour nous, disciples des Lumières qui croyons, à travers toutes les épreuves, au progrès de l’humanité par les bienfaits d’une éducation éclairée et de justes institutions fondées sur la philosophie des Droits de l’homme, de renoncer à lutter pour un progrès toujours nécessaire. Mais il s’agit seulement de prendre la mesure du fait que ni l’éducation en soi, ni l’art en soi, ni la culture au sens le plus large du terme ne constituent, par nature, des défenses suffisantes contre les fureurs du racisme et de l’antisémitisme. Nous devons en tirer les enseignements.

 

L’antisionisme

 

Le Troisième Reich s’est effondré, son fondateur s’est suicidé, les principaux membres de son état-major ont été pendus ou ont disparu, on a découvert l’immensité du génocide juif en Europe – il suffit de regarder à cet égard les actes de Nuremberg et les documents réunis -, et un mouvement puissant aux Nations Unies nouvellement créées a suscité chez les peuples et les chefs d’État de l’époque un fort mouvement de création d’un État juif, comme les Alliés s’y étaient engagés d’ailleurs dès 1914-18. La création d’un État juif en Palestine qui découle, je le rappelle, d’une décision des Nations Unies, n’a pas été acceptée par les États voisins, le résultat a été la guerre, la guerre lancée par les armées États voisins. Ils envahirent la Palestine, le conflit a tourné à l’avantage des Juifs, on connaît la suite : le conflit israélo-palestinien n’a, en fait, jamais cessé depuis la création de l’État d’Israël.

 

Je ne vais certainement pas discuter ici de la légitimité des droits des uns et des droits des autres et de la meilleure solution pour parvenir à la fin de ce conflit, c’est en d’autres enceintes qu’il nous faut de cela débattre. Mais le fait est là. Ce qui est certain, et certain depuis 1946, c’est qu’à la faveur du conflit israélo-palestinien, l’antisémitisme s’est à nouveau largement déployé sous la dénomination d’antisionisme. Il faut avoir la lucidité de reconnaître que sous cette dénomination qui renvoie au sionisme, ce sont bien les Juifs, et les Juifs partout, qui sont visés. Et je dirai que l’antisionisme n’est en profondeur rien d’autre que l’expression contemporaine de l’antisémitisme, c’est-à-dire de la haine des Juifs.

 

À l’ère du numérique

 

L’antisémitisme d’aujourd’hui, évidemment, ne se présente pas sous les mêmes traits que celui qui remonte à Constantin. L’antisémitisme, aujourd’hui utilise largement, et avec succès, les réseaux sociaux, les discours et les vidéos, diffusés sur certains sites Internet, reposant sur une rhétorique particulièrement perverse, et je me suis beaucoup interrogé sur ce qui aurait pu advenir dans l’Europe d’avant 1939, si le docteur Goebbels avait eu à sa disposition les mêmes moyens techniques que nous voyons aujourd’hui se développer à l’aire du numérique. C’est là le nouveau champ de bataille des idées et du conflit, en ce qui concerne la lutte contre l’antisémitisme. Je dirais simplement, ma conviction d’homme âgé maintenant, et qui n’a jamais vu l’antisémitisme céder prise, qu’aussi longtemps que se poursuivra le conflit israélo-palestinien, il est pour moi évident que la haine des Juifs, bien au-delà du Proche-Orient, continuera à enflammer certains musulmans, et particulièrement les plus jeunes, nourris par l’Internet et une propagande aiguë des images violentes que nous connaissons.

 

Amalgames criminels

 

D’où les attentats atroces qui surviennent dans tout l’Occident, mais particulièrement, je dirais, en France, comme dans le Proche-Orient, où l’amalgame « juif égal sioniste » nourrit la haine antisémite qu’exploitent les leaders djihadistes aujourd’hui pour recruter, pour former de jeunes musulmans égarés par cette propagande, pour les amener à l’action terroriste. Et cette action frappe aveuglément les populations civiles des grandes villes de l’Occident, mais surtout, et de façon privilégiée, les Juifs. Il suffit, à cet égard, de prendre la liste des victimes des crimes commis depuis un certain nombre d’années. Une image récente hante mon esprit : un homme, poursuivant dans un lycée juif des enfants juifs, et une petite fille qui s’enfuit, et parce qu’elle s’enfuit, il l’empoigne par les cheveux et l’abat à bout portant. Qu’est-ce, ce crime, sinon la réplique du geste des SS ? Horrible expression de l’antisémitisme, cette image traverse le temps, elle nous rappelle les Einsatzgruppen lâchées dans les ghettos de l’Europe orientale. Je tiens enfin à dire, et à marquer fermement, une chose concernant l’action pour la paix civile. C’est l’importance du rôle – et je dirais pour certains fraternel – des représentants de la communauté musulmane qui dénoncent ces crimes. L’amalgame ici est un autre piège, tendu par le terrorisme, et nous ne devons certainement pas y céder. Je rappelle toujours ce qui est le fruit des études think tanks sur le terrorisme, que 80 % des victimes du terrorisme dans le monde sont des musulmans. Je tenais à le marquer, parce que l’amalgame ici serait criminel. Mon message n’est pas d’un grand optimisme, je le sais, mais je crois que la complaisance nourrit le préjugé, et le préjugé nourrit la mort, parce qu’il devient haine. Si nous pouvons faire triompher dans les esprits des jeunes générations les principes des Lumières et des Droits de l’homme, nous aurons servi la bonne cause, celle de la paix entre les peuples.

 

Robert Badinter, ancien Garde des Sceaux et ancien Président du Conseil constitutionnel français

 

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