Psychanalyse et idéologie

Elisabeth Roudinesco

Audition sur la question du mariage des personnes du même sexe

Micheline Weinstein • Postface

 

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • « L’Innommable »

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  « The Unspeakable one »

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

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Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

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© Élisabeth Roudinesco

 

© Micheline Weinstein / Postface

 

 

Audition sur la question du mariage des personnes du même sexe

Commission des Lois de la République • Salle Lamartine

 

Élisabeth Roudinesco

Assemblée nationale, le 15 novembre 2012, 14 h

 

 

         Monsieur le président de la commission des lois, Monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les parlementaires, je vous remercie de m’avoir fait l’honneur de m’inviter à cette audition sur un sujet auquel j’ai consacré plusieurs travaux en tant qu’historienne de la famille, de la sexualité, de la psychanalyse et de la psychiatrie. Je me permets aussi de parler en « témoin » car ma mère, Jenny Aubry, pédiatre, médecin des hôpitaux et psychanalyste  s’est occupée toute sa vie de l’enfance en détresse : enfants abandonnés, placés, maltraités, enfants malades, enfants surdoués, enfants en attente d’adoption et de filiation..

         Je suis favorable à cette loi et comme nombre de mes collègues sociologues, anthropologues et historiens que vous avez déjà entendus - je pense notamment à Irène Théry - j’ai été surprise de la violence avec laquelle, de nouveau, les homosexuels ont été stigmatisés dans leur désir de fonder une famille et donc de bénéficier, par le mariage, de droits équivalents à ceux des personnes de sexe différent. On peut comprendre que des religieux puissent être opposés à cette mutation de la question du mariage puisqu’ils ont une vision immuable et essentialiste de la famille selon laquelle le père reste le substitut de Dieu et la différence biologico-anatomique des sexes le fondement de tout droit naturel. Mais de la part de spécialistes du soin psychique s’occupant de familles perturbées, cela me semble incompréhensible, notamment quand on se réclame de ce que fut et de ce qu’est dans l’histoire de la psychanalyse la conception freudienne de la famille.

         Jamais et à aucun moment on ne trouvera dans l’œuvre du fondateur de la psychanalyse ce qu’une partie de ses héritiers prétendent y déceler aujourd’hui : le mariage homosexuel serait la fin de la famille, serait un déni de la différence des sexes, un malheur pour les enfants, condamnés à avoir des parents pervers, condamnés à être sans domicile filiatif, sans loi du père séparateur, etc. Non seulement Freud ne considérait les homosexuels comme des  êtres non humains mais, en son temps, il a manifesté clairement sa volonté de dépénaliser cette forme de sexualité. Non seulement il ne pensait pas un instant que la famille puisse reposer sur le primat de la différence biologique des sexes puisque celle-ci relève de l’évidence et non pas d’une construction et enfin il a accepté dans sa vie que sa fille Anna élève les enfants de sa compagne et il a considéré qu’il s’agissait là d’une famille : ce sont ses mots. Donc ne faisons pas dire à Freud ce qu’il n’a jamais dit sauf à sombrer dans un anachronisme que tout historien se doit de critiquer. Et d’ailleurs, le milieu psychiatro-psychanalytique est à ce point divisé qu’une pétition circule signée par 1500 psychiatres, psychologues et psychanalystes qui manifestent leur indignation devant ce qu’ils appellent l’homophobie de leurs collègues...

         En réalité, ce à quoi nous assistons aujourd’hui, c’est non pas à une révolution qui conduirait à la disparition de la famille mais à une évolution qui au contraire la pérennise : le désir des homosexuels d’entrer dans l’ordre procréatif c’est-à-dire dans l’ordre familial dont ils avaient été exclus. Ce désir de normativité que l’on observe depuis une trentaine d’années est la conséquence de la dépénalisation de l’homosexualité dans les sociétés démocratiques mais aussi de cette hécatombe que fut le SIDA. Vouloir se reproduire en étant inscrit dans l’ordre familial c’est aussi un désir de vie, de transmission. Et c’est cette aspiration à la normativité qui dérange les opposants à la loi car au fond, tout en n’étant pas homophobes ils souhaiteraient conserver aujourd’hui l’image de l’homosexuel maudit incarné par Proust ou Oscar Wilde : à leurs yeux l’homosexuel doit rester cliniquement pervers, c’est-à-dire hors de l’ordre procréatif

         L’éventail des cultures est pourtant assez large pour permettre une variation infinie des modalités de l’organisation familiale. Autrement dit, il faut bien admettre que c’est à l’intérieur des deux grands ordres du biologique (différence sexuelle) et du symbolique (prohibition de l’inceste et autres interdits) que se sont déployées pendant des siècles, non seulement les transformations propres à l’institution familiale, mais aussi les modifications du regard porté sur elle au fil des générations. Une fois  cette définition admise il faut revenir à la question historique. Fondée pendant des siècles sur la souveraineté  divine du père, la famille occidentale  s’est transformée en une famille biologique dès le début du XIXe siècle, avec l’avènement de la bourgeoisie qui accordait à la maternité une place centrale. Le nouvel ordre familial put alors contrôler le danger que représentait la place du féminin, au prix de la mise en cause de l’ancienne puissance patriarcale. Du déclin de celle-ci, dont Freud se fit le témoin et le principal théoricien, naquit un processus d’émancipation qui permit aux femmes d’affirmer leur différence - notamment en séparant maternité, désir et procréation et en voulant accéder au travail -, aux enfants d’être regardés comme des sujets et non pas comme des imitations des adultes, et aux homosexuels de se normaliser et de ne plus être considérés comme des pervers. Ce mouvement généra une angoisse et un désordre spécifiques, liés à la terreur de l’abolition de la différence des sexes, avec, au bout du chemin, la perspective d’une dissolution de la famille. A la fin du XIXe siècle, on redoutait en effet que les femmes en travaillant ne deviennent des hommes et que soit abolie la différence des sexes.  Et aujourd’hui, on a peur de cette même abolition qui viendrait, nous dit-on, des homosexuels désireux eux aussi de fonder des familles.

         Mais ce qui fonde la famille sur le plan anthropologique, ce n’est pas seulement la différence biologique des sexes - laquelle n’implique pas nécessairement d’ailleurs l’existence d’un père réel et d’une mère réelle mais aussi bien des substituts - c’est d’abord et surtout la prohibition de l’inceste et la nécessité de l’échange : il faut des familles pour que La famille existe et il faut la prohibition pour assurer ce qui nous différencie du monde animal : le passage de la nature à la culture. Et que je sache, jamais les homosexuels élevant des enfants n’ont dérogé à cette nécessité. Et c’est plus sur cette question que sur celle de la différence biologique que Freud a épousé en son temps les transformations de la famille en rapportant les névroses bourgeoises aux tragédies antiques c’est-à-dire à l’interrogation de chaque sujet sur son origine : d’où je viens, qui suis-je ? Telle est la question de l’Œdipe de Sophocle. De quoi suis-je coupable ? Telle est la question d’Hamlet, les deux héros préférés de Freud qui en aucune façon n’a créé une psychologie familialiste. Quant au mariage, institution spécifiquement humaine et désormais laïque, il est la traduction juridique, légale, d’un certain état de la famille à une époque donnée. Rien d’immuable et toujours en devenir, toujours en mutation comme le montrent d’ailleurs les révisions que le code civil a subies depuis son instauration en France en 1792. Partout dans les sociétés démocratiques, l’institution du mariage est en devenir comme la famille...

         Pour terminer, je voudrais dire que ce qui détruit la famille, ce n’est pas le désir des homosexuels d’intégrer l’ordre familial, ce n’est jamais le désir de faire famille, c’est la misère, misère psychique, matérielle, morale, celle que l’on voit aujourd’hui et qui conduit à des dérives meurtrières, au terrorisme, au sectarisme religieux. Misère distincte des destins tragiques propres aux dynasties royales qui se détruisent de l’intérieur.

         Victor Hugo, écrivain le plus populaire, le plus célébré dans le monde, le plus républicain aussi à la fin de sa vie, l’a énoncé dans Les Misérables, livre que tout le monde devrait lire aujourd’hui en ces temps de crise économique et de crise morale : le père chômeur et exploité, la mère réduite à l’esclavage, l’enfant vagabond. Mais surtout, je voudrais souligner que ce même Hugo qui avait épousé durant son existence toutes formes de parentalité propres à son époque - mariage d’amour, adultère, père, patriarche, grand-père, père malheureux face à la folie de sa fille et à la mort d’une autre, père amoureux de l’amour - a forgé avec Jean Valjean, un personnage célèbre sur lequel devraient réfléchir tous ceux qui prétendent que le bien de l’enfant requiert par essence la présence absolument nécessaire d’un homme et d’une femme, d’un père et d’une mère.

         Surgi de la misère, habité par le désir du mal, pendant les dix-neuf ans qu’il a passé au bagne, puis converti par un homme d’Église à la volonté de faire le bien, Valjean  n’avait jamais connu, à l’âge de 55 ans, la moindre relation charnelle ou amoureuse. Vierge, il n’avait aimé ni père, ni mère, ni maîtresse, ni femme, ni ami.

         Quand il apprend par Fantine, ancienne prostituée, l’existence de Cosette, enfant martyr, enfant humiliée par les Thénardier, il va la chercher et il devient son père, sa mère, son éducateur, son tuteur, en bref le substitut de tout ce qui manque à l’enfant sans amour : un seul substitut qui suffit à assurer alors le bonheur à venir de l’enfant le plus miséreux de la terre.  Neuf mois : le temps d’une grossesse.  Le cœur du forçat, souligne Hugo,  est “plein de virginités” et en regardant Cosette, il éprouve pour la première fois de sa vie “une extase amoureuse qui va jusqu’à l’égarement”.  Aussitôt, il ressent les épreintes, c’est-à-dire les douleurs de l’accouchement : “Comme une mère, et sans savoir ce dont il s’agit.” Littéralement donc, il accouche d’une enfant et l’amour qu’il lui porte est maternel. De son côté, l’enfant, ayant oublié le visage de sa mère, n’ayant connu que les coups, n’ayant aimé qu’une seule fois dans sa vie, non pas un humain, mais un animal - un chien -, regarde cet homme qu’elle va appeler père sans savoir qui il est et sans jamais connaître son véritable nom. Elle va l’aimer au-delà de la différence des sexes, au-delà de toute connaissance de la différence entre une mère et un père, comme un saint, dénué de sexualité. Aujourd’hui, face à des pédopsychiatres « experts », hantés par un spectre d’abolition de la différence des sexes, Valjean serait sans doute regardé comme un mauvais père ou une mauvaise mère ou pire encore comme un pédophile.

         Si bien que je dirais à tous ceux qui, au nom d’une introuvable normalité, fustigent les familles monoparentales, homoparentales, “a-normales”,  divorcées, que chaque enfant aimerait avoir pour mère et père à la fois une ou un Jean Valjean.

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M. W. • Postface

 

Si, au nom de notre site, je n’ai pas signé la pétition au sujet du “mariage pour tous” adressée par Olivier Douville, il ne s’agit pas là d’un désaccord sur le fond de la question, mais seulement d’une réticence devant sa nomination, son signifiant.

Le concept de “mariage”  passeur d’un sens symbolique, est, par la langue, entré dans le réel, les mœurs et les lois aux environs des années 70 avant l’ère chrétienne.

Les lois, en le concrétisant, l’ont ainsi exempté du champ de l’imaginaire en même temps que de la possibilité de devenir un mythe, de telle sorte qu’il sert, depuis des siècles, diverses idéologies.

Parallèlement, dans la langue courante, il vit sa vie en termes d’alliances, d’associations, voire d’assortiments et autres appellations connexes, puisque l’on ne peut tout de même pas priver arbitrairement l’être humain parlant et pensant de son imaginaire, non plus que de ses représentations psychiques et, dans le langage, de métaphores.

Les représentations psychiques, les métaphores, le champ du symbolique, sont essentiels à la psychanalyse - telle que je la conçois bien évidemment - pour que l’être parlant et pensant puisse supporter son réel, autrement dit la vérité vraie qui l’a frappé de plein fouet, l’a maltraité - à distinguer de la réalité qui est un invariant extérieur, commun à tous. Quant aux mythes, ils désignent, selon Freud,

 

des satisfactions symboliques dans lesquelles le regret de l’inceste s’épanchent. Ils ne constituent pas la commémoration d’un événement.

 

Ce qui n’implique pas que tel ou tel événement ne se soit pas réellement produit, mais cela ne nous est d’aucune nécessité, en regard des conséquences du trauma par exemple, dans notre travail.

Ainsi, pour ce qu’il en est du réel, c’est avec une certaine désolation que, vu mon grand âge, j’assiste à sa communautarisation, à son exclusivité, au détriment du symbolique, particulièrement dans le domaine répandu parmi un vaste public, de la théorie de la sexualité laquelle, partant, se met en acte. La richesse de l’imaginaire ayant presque disparu, de par l’évolution des outils techniques, mécaniques, de communication et de diffusion, le champ du symbolique n’est plus guère accessible à la psyché.

Le langage s’en ressent. Ainsi, qu’est-ce qui incite à employer, à moins que ce ne soit snobisme ou naïve préciosité, plutôt que les vocables d’“illusion”, de “chimère”, de “mirage”…, celui de “fantasme” ? Chaque psychanalyste sait depuis Freud que le fantasme est une représentation individuelle d’objet partiel non métaphorisé, fixée dans la petite enfance, toujours sexuelle, issue de la perversion polymorphe infantile - à l’origine naturelle curiosité de l’enfant, appétence au savoir - demeurée telle quelle, et qui conditionnera les pratiques sexuelles adultes. Un seul exemple : chaque psychanalyste sait que, pour le voyeur, il n’y a strictement rien à voir, et pourtant…

Passons sur les autres vocables en circulation empruntés à la psychanalyse et à la psychiatrie, “schizophrène” pour “clivage pervers”, “paranoïaque” pour “mégalomanie / folie des grandeurs”, qui me semblent témoigner d’une méconnaissance et d’une désinvolture envers celles et ceux qui souffrent terriblement de ces pathologies. Dernière mode : “empathie” pour “solidarité”…

Nous voyons donc là, et l’exposé d’Élisabeth Roudinesco, se référant solidement à Freud, l’énonce clairement, que l’homosexualité n’a radicalement rien en commun avec les conduites perverses en tant que telles.

Pour en revenir, après ce long détour, à ma réticence devant la nomination de “mariage”, je trouvais celle de PACS, c’est-à-dire union pour tous, très bien. Un amendement législatif au PACS, de sorte de garantir les enfants et les conjoints, suffirait, me semble-t-il.

Et, créant ainsi un signifiant tout neuf, nous laisserions démocratiquement, sans que cela nous trouble le moins du monde, pour les candidats au seul mariage hétérosexuel, quelles que soient leurs idéologies, leurs sensibilités, religieuses ou pas, anthropologiques, philosophiques ou non, celui qui leur convient.

 

M.W. 19 novembre 2012

 

 

 

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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