Psychanalyse et idéologie

Lacan l’inventeur du « réel »

par

Jacques Sédat

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • « L’Innommable »

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  « The Unspeakable one »

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

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Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

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ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

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© Jacques Sédat / 25 avril 2001-2 août 2015

Lacan l’inventeur du « réel »

par

Jacques Sédat

 

Entretien avec La Croix

Commémoration, le 25 avril 2001, du 100e anniversaire de la naissance de Lacan

 

Lacan l’inventeur du « réel ». Il y a cent ans, le 13 avril 1901, naissait Jacques Lacan. Partant d’une relecture attentive du corpus freudien, nourrie de philosophie, sa réflexion allait marquer profondément la théorie et la pratique analytiques en France et dans les pays latins. Vingt ans après sa mort, en 1981, que reste-t-il de Lacan ? Le psychanalyste Jacques Sédat restitue pour nous le cheminement de la pensée lacanienne et en évalue la postérité. Interview de Jacques Sédat. Psychanalyste, secrétaire général de l’Association internationale d’histoire de la psychanalyse

Auteur : CROM Nathalie

 

 

 

Quelles relations Lacan entretenait-il avec la pensée et les écrits de Freud ?

 

Jacques Sédat 1 : Lacan considérait les écrits de Freud comme des textes à interpréter, et non comme un dogme intouchable. La pensée de Freud elle-même n’a cessé d’évoluer, en fonction de sa réflexion sur la culture. La guerre de 1914 a été déterminante pour accentuer le pessimisme freudien et l’a amené à changer aussi sa pratique analytique. Il est donc impossible de trouver un dogme freudien. Lacan, dans son rapport à Freud, se situe non pas dans ce qu’on pourrait appeler un fondamentalisme, mais dans la position subjective de l’interprète.

La première phase du séminaire de Lacan, de 1953 à 1964, qui était une relecture de Freud, a été très importante pour rafraîchir Freud et retrouver des intuitions freudiennes qui avaient été un peu oubliées, au profit d’une forme de ritualisation de l’analyse : la durée des séances, la durée de la cure... Ce fut, de la part de Lacan, un vrai apport intellectuel, enrichi par sa très grande culture philosophique. On peut dire que son commentaire de Freud est en grande partie déterminé par le mode d’interprétation de Hegel qu’avait fait Kojève, dont il avait suivi le séminaire entre 1935 et 1938, aux côtés de Merleau-Ponty, de Sartre, d’Eric Weil, de Raymond Aron, du P. Fessard... Lacan a été très marqué par cela. Lors de ses séminaires, Lacan avait un style très oral, il était dans le surgissement de la pensée, l’hésitation, le tâtonnement devant l’interprétation, et dans une grande improvisation aussi, à partir d’un simple canevas écrit.

 

Est-ce à dire qu’avant Lacan, on ne lisait pas Freud ?

 

Jacques Sédat - Les principales traductions de Freud en français - en dehors de celles, excellentes, de Marie Bonaparte avant-guerre - ont été faites dans les années 50, après 1955 même. C’était au moment où la psychanalyse renaissait en France. Lacan s’inscrit dans ce contexte.

 

Quel est l’apport de Lacan, à partir de ce retour aux textes freudiens ?

 

Jacques Sédat - La pratique analytique avant-guerre restait relativement psychiatrique. Elle s’attachait essentiellement à l’interprétation des rêves, à l’interprétation du comportement des gens, en vue d’une résolution symptomatique plutôt que d’une analyse des formations qui avaient conduit à ces symptômes. Le retour de Lacan à Freud, c’est le retour aux mots mêmes dans lesquels les gens racontent leur histoire, aux manifestations langagières de l’inconscient. Quand on prend au mot le texte que donne le patient lors des séances, on est beaucoup plus sensible aux manifestations de l’inconscient, à ses lapsus, à ses oublis, et donc aux processus inconscients qui ont conduit à la formation des symptômes.

Avec Lacan, on a donc un renouvellement de la pratique psychanalytique, qui tend à revisiter la préhistoire du sujet, son histoire infantile, pour retrouver l’origine des symptômes qu’il manifeste. Ce changement de la pratique psychanalytique va entraîner l’allongement de la durée des analyses.

 

Après cette phase de relecture de Freud, il élabore aussi ses propres théories ?

 

Jacques Sédat - En 1953, Lacan prononce une conférence qui s’appelle : « Le réel, le symbolique et l’imaginaire (RSI) », dans laquelle il montre que ces trois paramètres permettent de penser la psychanalyse, le symptôme, la cure. C’est un très grand apport de Lacan à la théorie psychanalytique. Le réel, c’est ce qui n’est pas symbolisable, ce qui n’est pas atteignable, susceptible d’être conceptualisé. Le réel, c’est l’impossible, ce qui résiste à la rationalité. C’est un concept où l’on retrouve l’influence de la pensée aristotélicienne, l’influence de Kojève aussi, qui disait : “Le réel, c’est ce qui résiste.”

Le symbolique, Lacan le prend chez Lévi-Strauss, qui était son ami. La pensée symbolique organise la société : ce sont les systèmes de parenté, d’alliances, de filiation. Le symbolique, c’est ce qui constitue un sujet : on est fils de, mère de, marié à... L’imaginaire, enfin, c’est la faculté d’imagination qui est la possibilité pour le sujet d’échapper à la contrainte du symbolique, de “tricher ” avec le réel et le symbolique. On est là dans le registre du rêve, du fantasme.

Chez Freud, l’imaginaire et le symbolique existent ; le concept de réel, en revanche, si on le trouve chez Freud, n’a pas le même contenu que celui que lui donne Lacan. L’établissement de ces trois catégories représente une très grande nouveauté.

 

Que reste-t-il de son éducation chrétienne dans sa pensée ?

 

Jacques Sédat - Lacan appartient à une famille chrétienne du côté de sa mère. Au collège Stanislas, il a eu pour professeur Jean Baruzi, spécialiste de Spinoza et de Jean de la Croix. On peut penser qu’il a perdu la foi assez rapidement. Mais de toute façon, on ne peut pas concevoir une démarche psychanalytique sans un arrière-fond judéo-chrétien. La psychanalyse ne pouvait naître que dans un monde judéo-chrétien, dans lequel la pensée est toujours placée sous le signe de la finitude et du relatif. Dans une perspective aussi bien juive que chrétienne que psychanalytique, le sens est toujours à faire. Quand je fais une analyse, je revisite mon histoire, et je lui donne un autre sens que les événements que j’ai pu subir. Donc, j’échappe à une certaine fatalité. La parole sédimente ou rassemble quelque chose du langage d’une façon subjective, personnelle. La psychanalyse est une pratique qui ne pouvait exister ni en Chine ni dans la Grèce antique, par exemple. Il faut qu’il y ait émergence du sujet. Là où le groupe prend le pas sur le sujet, là où l’individu ne peut pas émerger et se différencier, il n’y a pas de psychanalyse possible.

 

Lacan écrit, dans « L’Étourdit », en 1972 : “Rien ne prévaudra sur l’Église jusqu’à la fin des temps.” Que faut-il comprendre par là ?

 

Jacques Sédat - Lacan pensait qu’il fallait prendre en compte la capacité de l’Église à transmettre la culture. Ce sont les moines qui ont transmis les cultures grecque et latine. Et l’Église a duré, alors que toutes les civilisations disparaissent. Or, pour Lacan, la psychanalyse n’était pas seulement le processus qui consiste à permettre à un sujet d’aller au maximum de sa subjectivation. À ses yeux, la psychanalyse a également à transmettre quelque chose, contre la civilisation de masse dans laquelle on se trouve.

C’est le moment où il est en train d’inventer le « mathème », qui est pour lui un signe algorithmique qui permet une transmission intégrale de la pensée psychanalytique. C’est en quelque sorte le moment où apparaît le troisième Lacan : il y a eu le Lacan du rapport à Freud ; puis le Lacan qui, à partir du « RSI », élabore une vision originale de la psychanalyse ; le troisième Lacan intervient avec le mathème, où il prend le modèle de l’Église catholique comme transmission intégrale de la culture, pour tenter de faire de la psychanalyse et du discours psychanalytique qui est le sien quelque chose d’intégralement transmissible.

 

Comment jugez-vous de la postérité de Lacan ?

 

Jacques Sédat - Il faisait partie, avec Barthes, Foucault, Althusser, des grands intellectuels d’après 1968. Avant 1968, il avait une notoriété dans des milieux restreints. Mais sa position reste difficile, encore aujourd’hui, dans le monde anglo-saxon, et son rayonnement touche plutôt les pays latins. Car Lacan est un phénomène linguistique : sa réflexion porte sur le langage bien plus qu’elle n’est axée sur la psychopathologie d’origine médicale. Sa difficulté aura toujours été de se faire reconnaître par l’Association psychanalytique internationale (API), fondée par Freud et devenue essentiellement anglo-saxonne avec l’exil de ce dernier à Londres, en 1938.

Les controverses qu’il a suscitées et suscite encore sont plus liées à sa personnalité, à son ego très développé, qu’à sa pensée. Il a une vraie stature de penseur, curieux de tout, qui a rencontré tous les grands esprits de son temps, qui a fréquenté les créateurs, car toutes les manifestations de l’esprit qui témoignent d’une subjectivité singulière l’intéressaient.

 

1 Jacques Sédat est aussi membre d’Espace analytique, éditeur chez Tchou de la collection « Les Introuvables de la psychanalyse », auteur de Retour à Lacan ?, Fayard, 1981.

Dernier livre paru : Freud, Armand Colin, coll. « Synthèse-Philosophie ».

 

 

 

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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